Quand j’y repense, j’imagine la banque de données qu’est ma mémoire sous forme d’un dortoir, et je me vois déambuler dans un couloir, le rythme de mes pas comme un fond sonore qu’on finit même par oublier avec le temps. Peut-être que ce dortoir est-il devenu par la suite une sorte d’entrepôt pour la simple et bonne raison que j’ai vécu dans un endroit similaire étant enfant, et je ne peux plus me débarrasser de cette image désormais. Peut-être cet espace de mon enfance détermine-t-il la façon de ranger mes souvenirs : c’est là que je stocke les histoires entendues derrière les portes des différentes pièces.
J’avais six ans lorsque j’ai goûté pour la première fois à la nonchalance dont les institutions soviétiques font preuve à l’égard de la souffrance : après que je l'avais longuement suppliée, ma mère a enfin accepté de me percer les oreilles à la maison. J’ai bien entendu accepté, ravie. Elle a versé de l’alcool dans une soucoupe, y a mis le feu et a passé une aiguille à coudre dans les flammes, puis elle a percé ma première oreille en y mettant une petite boucle d’oreille dorée en forme de cœur.
Ce fut si douloureux que j'ai hurlé et couru jusqu’au frigo à l’autre bout de la pièce, refusant catégoriquement de continuer. Ma mère et ma sœur essayèrent de me convaincre de revenir, en argumentant que ce n’était pas normal pour une fille de n’avoir qu’une seule oreille percée, comme un pirate. J’ai dû revenir et endurer à nouveau l’horrible procédé. Ma deuxième oreille, parée d’un deuxième cœur doré après que mes protestations eurent été “référénées”, a continué à suinter et à me faire mal pendant longtemps. Voilà comment a débuté l’année 1990 pour moi.