Décryptage Dé-privatiser la Toile

Profit et privatisation ont tué internet

Si ce n'était pas déjà clair, le Covid-19 l'a rendu évident : Internet n'est pas seulement un lieu de socialisation ou de divertissement, mais une infrastructure essentielle pour travailler, étudier et traiter des questions administratives. Mais au fil des années, la philosophie d'ouverture et de partage qui a permis sa naissance et son développement a fini par être asphyxiée par la recherche du profit et la privatisation.

Publié le 24 mai 2023 à 10:47

Internet des premiers jours, accessible et démocratique, laissait entrevoir un avenir radieux. La question de savoir quand la situation a changé ne trouve pas de réponse universelle. En 2011, le printemps arabe a largement été compris comme une révolution des réseaux sociaux ; il semblait que le fameux pouvoir "démocratique" d'Internet pouvait permettre aux activistes et aux citoyens de renverser les dictateurs.

Au même moment, WikiLeaks témoignait du potentiel d'Internet en tant qu'outil pour permettre à la population de tenir les élites pour responsables de leurs actes. Dans le même temps, un certain nombre de sites parfois controversés, tels que Gigapedia et Sci-Hub, ont vu le jour dans le but de démocratiser le savoir en permettant aux chercheurs et aux étudiants des pays du Sud d'accéder à des livres et à des articles qui seraient restés protégés derrière les murs payants des monopoles de l'édition.

Internet for the people, Ben Tarnoff
Ben Tarnoff travaille dans la technologie en plus d’être écrivain et cofondateur de Logic Magazine. Il a écrit pour le New York Times, le Guardian, la New Republic et Jacobin.

Toutefois, ces exemples sont loin d'être représentatifs d’Internet, de son pouvoir et de sa capacité d’influence. D’autant plus qu’au final, Internet n'a pas seulement failli aux espoirs qu’on avait pu reposer sur lui : pour certains acteurs, le réseau est devenu un moyen d'enrichir et de réprimer davantage des communautés déjà marginalisées.

L’éthique de l’open source

Internet for the People. The Fight for Our Digital Future ("Internet pour les gens. Le combat pour notre avenir numérique", éditions Verso Books, 2022, non traduit) le livre du journaliste américain Ben Tarnoff, commence par un constat historique et matériel d’Internet.

Il explique comment les décisions politiques – qu'elles soient prises au nom des impératifs de défense dans le contexte de la guerre froide ou de la compétitivité économique dans les années 1990 – ainsi que l'infrastructure et l'emplacement physique des ordinateurs et des câbles, jouent un rôle important dans la communication des milliards d'ordinateurs entre eux et, à leur tour, comment le "réseau des réseaux" façonne le fonctionnement de la société.

Internet tel que nous le connaissons n'aurait pas pu voir le jour sans financements publics. De la fin des années 1950 aux années 1980 (voire plus tard encore), le secteur privé n'aurait tout simplement pas été en mesure de prendre les risques pris par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) dans les années 1960 et 1970 pour développer le premier réseau pré-datant Internet, ni dégager la main d'œuvre nécessaire à sa réalisation. Soutenu par la perspective à long terme d'une agence gouvernementale américaine et à l'abri des pressions du marché, le premier Internet est né d'un fructueux processus de co-création ayant vu des milliers de chercheurs collaborer pendant des décennies.

Bien que certains libertariens puissent y voir un gaspillage d'argent public, Tarnoff rappelle que la propriété et le financement publics du projet présentaient à l’époque deux avantages majeurs : d'une part, ils mettaient le projet à l'abri d'impératifs de rentabilité irréalistes et, d'autre part, la DARPA “imposait une éthique de l’open source" : les chercheurs travaillant sur le projet partageaient les codes sources de toutes leurs créations, permettant ainsi à d'autres d'y contribuer et de stimuler la créativité générale.

Dans les années 1980, une autre institution publique, la National Science Foundation, s'est elle aussi impliquée dans le projet, dans le but de connecter un plus grand nombre de personnes alors en dehors des réseaux militaires et expérimentaux : c'est ainsi qu'est né le NSFNET, base d'un nouveau réseau national par lequel passaient les principales liaisons qui interconnectaient les réseaux formant l'épine dorsale d’Internet.

Privatisation des accès

La privatisation de ce réseau jusqu'alors fortement subventionné avait certes été anticipée depuis sa création, mais jamais sous la forme extrême qu’on l’a vu prendre. En 1995, le NSFNET a cessé d'exploiter son réseau et en a donné l’accès à des opérateurs privés. L'idée était de créer des conditions équitables et de préparer le terrain pour accueillir une concurrence entre prestataires privés. Le problème ? Comme seules quelques entreprises avaient à l’époque les moyens d'exploiter un tel réseau, l'ancien monopole d'Etat s'est transformé en un oligopole de cinq entreprises de télécommunications.

Au cours du nouveau millénaire, celles-ci ont été rejointes par des géants de la technologie tels qu'Alphabet (la société mère de Google) et Meta (Facebook), qui ont investi massivement dans les câbles sous-marins et la création de leur propre infrastructure. Ces entreprises, ainsi que les fournisseurs d'accès (qui vendent ensuite la connexion aux particuliers) sont devenus de facto maîtres d'un réseau qui n'est pas le leur et, surtout, n'ont pas réinvesti les revenus de ces accès dans l'amélioration des infrastructures. Le service fourni aux consommateurs s'en est ainsi retrouvé dégradé.


Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Pourquoi la concurrence n'a-t-elle pas tenu ses promesses ? Selon Tarnoff, l'accès à Internet est encore considéré comme un bien de luxe, alors qu'il est devenu aussi essentiel à la vie des gens que le logement ou les soins de santé : Internet représente aujourd’hui "quelque chose que les gens ne peuvent pas choisir de ne pas consommer". Et si ce n'était pas déjà clair auparavant, la pandémie de Covid-19 l'a depuis rendu évident : Internet n'est pas seulement un lieu de socialisation et de divertissement, mais est devenu une infrastructure essentielle pour travailler, étudier et traiter des questions administratives.

Dans une situation pareille, la concurrence n’est avantageuse que pour les clients "haut de gamme" qui peuvent se permettre de payer un surcoût pour une meilleure qualité de service ; ceux qui ont de faibles revenus ne peuvent pas accéder au produit ou y accèdent "mal", tandis que ceux qui vivent dans des zones reculées, où l'infrastructure est coûteuse, sont considérés comme des clients trop chers pour être satisfaits.

La digitalisation ratée de l’UE

Ce problème n'est que trop familier dans de nombreux Etats membres de l'UE, où les zones rurales ne parviennent pas à récolter les fruits de la numérisation. En 2021, la Commission européenne a estimé que seuls 60 % des ménages ruraux de l'UE avaient l’accès à l'Internet haut débit, alors que la moyenne globale de l'UE était alors de 86 %. En Allemagne, certaines personnes vivant loin des centres urbains (surtout dans l'est du pays) sont contraintes de se rendre au bureau, car les anciens câbles en cuivre ne permettent pas de travailler à domicile. Une fois de plus, la raison semble être la privatisation du secteur des télécommunications : alors que desservir les utilisateurs dans les centres urbains avec des câbles en fibre optique est considéré comme très rentable par les fournisseurs, étendre ce service aux populations rurales ne l’est pas.

Dans certaines régions éloignées des centres urbains américains, des réseaux communautaires publics ou coopératifs sont intervenus pour fournir un accès Internet haut débit à des communautés qui, autrement, seraient restées isolées. Dans le Dakota du Nord, par exemple, une poignée d'entreprises rurales se sont regroupées pour jeter les bases d'un réseau à fibres optiques avec l'aide de subventions publiques. À Détroit, une ville où 60 % des ménages sont considérés comme ayant de faibles revenus, l'initiative "Equitable Internet" (qui repose sur des dons de particuliers) fournit un accès Internet gratuit ou à faible coût aux personnes dans le besoin.

Alors que les grandes entreprises font tout pour saboter l'expansion des réseaux communautaires, la question pourrait même devenir politique aux Etats-Unis, et ce grâce aux promesses présidentielles des Démocrates Bernie Sanders et d'Elizabeth Warren pour 2020. Mais pour que la problématique devienne réellement centrale et publique, trouver un financement suffisant des réseaux publics ou coopératifs est impératif. Tarnoff envisage trois possibilités : une différenciation des tarifs Internet en fonction des revenus, une taxe sur les services numériques pour Alphabet et Meta, ou une taxe sur le "cartel du très haut débit", c'est-à-dire les fournisseurs d'accès, qui réalisent de gros bénéfices malgré des services médiocres ou non-conformes aux normes. 

Etape suivante : la vente des activités en ligne

Dans les années 2000, les grandes entreprises qui dominaient le marché Internet sont devenues ce que l'on appelle aujourd’hui des "plateformes", passant ainsi de l'idée d’entreprises donnant accès à celles monétisant l'activité. Le fait d'appeler leurs services "plateformes" (comme dans le cas de Meta et Alphabet) leur permet de se présenter comme des espaces ouverts et neutres qui servent à soutenir les activités des utilisateurs, dans une perspective collective et pour le bien de tous (comme ils l'ont fait avec les soulèvements pro-démocratiques), tout en cherchant à influencer et à tirer profit de chaque activité et présence en ligne.


Tarnoff imagine un Internet constitué d'un ensemble de plateformes décentralisées, dont les serveurs seraient gérés de manière indépendante tout en étant interconnectés par le biais de protocoles ouverts


Tarnoff note qu'eBay a été le premier acteur majeur (et relativement petit par rapport aux autres) à réaliser qu'Internet n'était pas seulement une vitrine, mais un média "social", et qu'il offrait donc aux utilisateurs un marché "communautaire". Au lieu d'essayer de vendre agressivement un produit, eBay (et son prédécesseur AuctionWeb) fonctionnait comme un simple médiateur entre acheteurs et vendeurs, et effectuait gratuitement de nombreuses activités facilitant les ventes. Les utilisateurs évaluaient entre eux la fiabilité des uns et des autres, et se donnaient des conseils sur l'utilisation ou l'expédition des produits. Comme pour les plates-formes ultérieures du même type, son fondateur Pierre Omidyar a considérablement profité des effets de réseau créés par le site : plus les utilisateurs non payants étaient nombreux, plus le site prenait de la valeur.

Au fil du temps, le rôle de médiateur (ou "intermédiaire") et de bénéficiaire des effets de réseau s'est doublé d'un rôle plus "administrateur" : il fallait gérer les comportements, au moyen de règles et d'algorithmes, pour éviter les fraudes et accroître la rentabilité. C'est pourquoi eBay, l'un des rares survivants du krach boursier de 2000-2001 suite à l’éclatement de la bulle spéculative Internet, est devenu un modèle pour de nombreuses plateformes ultérieures.

À la fin des années 2000 – et surtout dans les décennies 2010 et 2020 – les plateformes comme Google, Facebook, Twitter ou TikTok ont en fait créé des sortes de "centres commerciaux" en ligne de plus en plus sophistiqués : les utilisateurs peuvent interagir de plus en plus, mais dans un environnement de plus en plus contrôlé, souvent sans se rendre compte qu'ils sont guidés par des algorithmes ou des "modérateurs" humains, tandis que presque toutes leurs activités génèrent des données qui peuvent être monétisées. Comme le dit Tarnoff, "les données sont leur principe organisationnel et leur ingrédient essentiel.”

Les méfaits d’Internet comme “centre commercial”

Les énormes quantités de données collectées par ces "centres commerciaux" en ligne sont à l'origine de l'évolution d'un certain nombre de nouvelles pratiques commerciales sur Internet. Bien que souvent basés sur l’intrusion dans la vie privée, la collecte de données, et les promesses un rien douteuses vendant des services irréalistes, ces "centres commerciaux" en ligne ont malgré tout réussi à attirer des investissements de la part de grandes entreprises. L'exemple le plus parlant ? Les services publicitaires basés sur le ciblage personnalisé.

Malgré l’accumulation de preuves indiquant une crise de l'attention en ligne, Google, Facebook et un petit nombre d'autres géants de la technologie détiennent toujours un quasi-monopole sur les revenus publicitaires dans le monde. Un autre cas bien connu est celui de la société de transport et de livraison à domicile Uber, dont les services ont transformé les travailleurs en "esclaves" rémunérés et contrôlés par des algorithmes. L'entreprise continue de perdre des milliards de dollars chaque année, mais les investisseurs continuent d’y mettre de l’argent.

Loin des promesses d'autonomisation, d’accès démocratique et d’horizontalité des débuts d’Internet, inclusion rime aujourd’hui avec prédation : bien que les groupes marginalisés se voient offrir davantage de possibilités de participer à l'environnement numérique que dans le monde pré-plateforme, leur exploitation se poursuit dans ces nouvelles conditions, car bon nombre des risques qui étaient auparavant assumés par les employeurs sont désormais supportés par les employés. Ceux qui travaillent pour les entreprises de livraison de nourriture ou d'autres acteurs de l'économie de plateforme, par exemple, perdent la plupart de leurs garanties, étant considérés comme des sous-traitants autonomes – alors qu'ils sont au contraire constamment soumis à un algorithme et à des règles qu'ils ne peuvent pas dicter eux-mêmes.

Un autre aspect prédateur des plateformes émerge lorsque l'on s'interroge sur le "qui" de l'implication dans les plateformes, et pas seulement sur le "comment". Les réseaux sociaux donnent la parole et l'espace aux contenus racistes, à la propagande et aux théories du complot parce que ce sont les contenus qui génèrent le plus de trafic et d'engagement.

Quelles solutions ?

Pour Tarnoff, la situation actuelle trouve son origine dans le caractère lucratif d’Internet. Cette optique a façonné le comportement des acteurs en ligne dominants au cours des deux dernières décennies ; pour changer, il faut donc s'attaquer aux causes profondes de cet état de fait afin que les utilisateurs-citoyens puissent enfin participer de manière significative à l'environnement en ligne.

Parmi les solutions possibles, Tarnoff recommande des mesures visant à “apprivoiser” Internet et à créer de véritables espaces publics. Le bon sens voudrait que l'on crée de nouvelles réglementations ou que l'on réduise le pouvoir des opérateurs dominants sur le marché.


Loin des promesses d’autonomisation, d’accès démocratique et d’horizontalité des débuts d’Internet, inclusion rime aujourd’hui avec prédation


Margrethe Vestager est à la tête de la Direction de la concurrence de la Commission européenne : ces dernières années, elle a tenté de limiter le pouvoir des géants de la technologie. Bien qu'insuffisante, la législation sur les services numériques de l'UE (Digital Services Act) a renforcé les règles applicables aux grands opérateurs en ligne. Tarnoff estime également que les mesures antitrust, même si elles sont bien conçues, ne sont pas suffisantes, car elles finissent par accroître la concurrence sur le marché des technologies, ce qui aggrave la situation.

Même une légère augmentation du nombre d'acteurs pourrait déclencher une “guerre de la surveillance”, un scénario dans lequel les plateformes feraient tout pour augmenter la quantité de données pouvant être extraites des utilisateurs, sapant ainsi tout effort de modération des contenus ou toute initiative susceptible d'améliorer la vie des communautés en ligne.

La réponse choisie par l’auteur est la “déprivatisation d’Internet”, qui, sur la base de certaines mesures antitrust, offrirait des alternatives aux plateformes actuelles. Tarnoff imagine un Internet constitué d'un ensemble de plateformes décentralisées, dont les serveurs seraient gérés de manière indépendante, tout en étant interconnectés par le biais de protocoles ouverts. Le réseau social Mastodon en est un bon exemple, tout comme les communautés en ligne à petite échelle que l'activiste Ethan Zuckerman expérimente à l'université du Massachusetts.

L'objectif ? Permettre aux membres de chaque communauté de décider de manière autonome de la façon de gérer leurs interactions, selon les règles de la communauté et sur base de leurs propres données : une nouvelle approche permettant aux utilisateurs de devenir de véritables co-créateurs.

Aussi tentante que soit cette expérience, il est pour l’heure difficile de voir comment cet Internet pourrait devenir réalité. Des hommes politiques européens et américains ont appelé au démantèlement des monopoles technologiques ; Joe Biden a ouvertement déclaré que les géants de la technologie contribuaient à la surmortalité due au Covid-19 et le Parlement européen a donné la parole à Frances Haugen, la lanceuse d'alerte de Facebook. Et pourtant, l’influence des géants de la technologie reste incontestée des deux côtés de l'Atlantique. Ces entreprises ont un pouvoir de lobbying trop important, et les Alphabet, Meta ou Amazon ne se plieront aux règles des régulateurs que si celles-ci sont en accord avec leurs profits.

Des propositions législatives telles que la loi sur les services numériques peuvent améliorer la situation, mais elles ne changeront pas la donne. À long terme, politiciens, décideurs et philanthropes doivent aller plus loin, unir leurs forces à celles des activistes technologiques et reconnaître l'importance d'investir dans une alternative, afin de créer des services en ligne gouvernés démocratiquement qui pourront mener à ce que Tarnoff appelle "un Internet où les marchés importent moins.”

👉 L'article original sur Green European Journal 

Cet article vous a intéressé ? Nous en sommes très heureux ! Il est en accès libre, car nous pensons qu’une information libre et indépendante est essentielle pour la démocratie. Mais ce droit n’est pas garanti pour toujours et l’indépendance a un coût. Nous avons besoin de votre soutien pour continuer à publier une information indépendante et multilingue à destination de tous les Européens. Découvrez nos offres d’abonnement et leurs avantages exclusifs, et devenez membre dès à présent de notre communauté !

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez le journalisme européen indépendant

La démocratie européenne a besoin de médias indépendants. Rejoignez notre communauté !

sur le même sujet