Décryptage Technologie et extrême droite

Peter Thiel, le partisan de Donald Trump qui a converti les Big Tech à la culture du monopole

Alors que l’Europe se dote de nouveaux outils pour réguler le web et les entreprises qui le dominent, l’entrepreneur américain Peter Thiel, créateur et cofondateur de PayPal, supporter de Donald Trump et fervent libertarien, promeut les monopoles depuis des années. Son influence se fait ressentir des sommets de la Silicon Valley jusqu’au cœur du Parti républicain.

Publié le 16 novembre 2022 à 10:26

Les bouleversements idéologiques sont pareils aux mouvements des plaques tectoniques. D’abord imperceptibles et souterrains, ils peuvent faire trembler la planète. Peter Thiel a été l’origine d’un tel bouleversement avec son livre De zéro à un. Sur sa couverture, le mince volume publié pour la première fois en 2014 affirme être un manuel destiné aux fondateurs de start-ups en devenir, mais dans ses pages est en vérité exposé un mode de pensée radical qui a massivement influencé la Silicon Valley.

Le message principal de Thiel, issu d’un cours donné à l’université Stanford, est le suivant : les marchés concurrentiels détruisent les profits. Ainsi, il écrit que les fondateurs en devenir devraient rechercher le monopole autant que possible. Comme il le résumera plus tard, "la concurrence, c'est pour les perdants." Son succès donne du poids à ses propos : Thiel est le cofondateur de PayPal, a investi très tôt dans Facebook, Airbnb ou encore LinkedIn et la bourse a fait de lui un milliardaire.

La création de Palantir, une entreprise d’exploration de données à destination des services de police et de renseignement constamment en proie à des scandales, a renforcé son image d’homme rusé et impitoyable.

Les admirateurs de Thiel au sein des entreprises technologiques comptent parmi leurs rangs Mark Zuckerberg. Le créateur de Facebook dit de Thiel qu’il a grandement influencé sa pensée et il n’est pas le seul.

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Les prises de parole de Thiel sont devenues un incontournable des think tanks et des conférences de droite aux États-Unis et génèrent des centaines de milliers de vues sur YouTube. Son biographe Max Chafkin affirme que “le ‘thielisme’ est la philosophie dominante de la Silicon Valley.”

Avec son image publique hors du commun, Thiel, né en Allemagne, est devenu un modèle pour toute une génération de fondateurs de start-up, pour lesquels il est le plus fervent défenseur du monopole. Il a contribué à donner une apparence intellectuelle à ce qui aurait pu ressembler en temps normal à un accaparement gratuit de capital. Alors que les politiques en Europe et aux Etats-Unis veulent mettre en place des mesures limitant le monopole dont bénéficient les géants de la tech, ils vont devoir accepter les réalités d’un monde que Peter Thiel a aidé à créer.

Un plan d’action pour écraser la concurrence

Ces derniers temps, peu d’idées comme celles présentées dans De zéro à un ont réussi à justifier l’effort infatigable des entreprises pour acheter ou écraser leurs concurrents. Pourtant, ce dynamisme est devenu la caractéristique principale d’un monde technologique dominé par quelques grands acteurs.

Zuckerberg attribue à Thiel – qui a rejoint le conseil d’administration de Facebook en tant que l’un de ses premiers investisseurs en 2004 – le mérite de lui avoir enseigné un modèle d’effet de réseau (selon lequel un réseau social se renforce à chaque nouvel utilisateur) aidant à la prise de décision. Des emails internes ayant fait surface lors d’une audience devant le Congrès des Etats-Unis ont révélé que le fondateur de Facebook craignait que l’effet de réseau pourrait malgré tout se retourner contre Facebook si un concurrent venait à prendre de l’ampleur.

Face au rival grandissant Instagram, encore petit mais en pleine croissance, Zuckerberg n’a pas hésité. En 2012, Facebook achète Instagram pour la somme sans précédent d’un milliard de dollars. “Le truc avec les start-ups, c’est qu’il est souvent possible de les acheter” confie ensuite Zuckerberg à un collaborateur. Neutraliser un concurrent est une manière de “gagner du temps”. Quelques années auparavant, après que Thiel eut investi dans Facebook, Zuckerberg dira qu’il était “préférable d’acheter plutôt que d’être en concurrence.”

LEn 2021, lorsqu’une membre du Congrès lui demande combien de concurrents Facebook a copié au fil des années pour les mettre hors-jeu, Mark Zuckerberg répond simplement : “je ne sais pas”. Après son témoignage, un rapport de la Chambre des représentants des États-Unis révélera que Facebook a acheté près de 100 entreprises, dont beaucoup étaient des rivaux dotés d’une technologie prometteuse. Presque aucune des acquisitions n'a été contestée par les autorités qualifiées en matière de concurrence.

Un cri de ralliement contre “l'idéologie de la concurrence”

Par certains aspects, l'approche de Facebook semble tout droit sortie du livre de Thiel. Sans se laisser décourager par la vision conventionnelle de l'économie, l’auteur considère les monopoles comme les moteurs du progrès : les marchés ont une tendance inhérente à faire baisser les profits en opposant les entreprises les unes aux autres, observe-t-il. Thiel considère cela comme un défaut plutôt que comme un facteur essentiel au bon fonctionnement d'une économie. Selon lui, “l'écosystème concurrentiel pousse les gens à être sans pitié sous peine de mourir.”

A l’inverse, la perspective conventionnelle d’un économiste considère que la main invisible du marché est une force qui crée le bien public. Dans un étrange parallèle avec la pensée anticapitaliste, Thiel appelle cela “l'idéologie de la concurrence” qui “imprègne notre société et déforme notre pensée.”

S'il accorde peu de considération à l'impact des monopoles sur l'économie en général, Thiel justifie les “monopoles créatifs” des entreprises innovantes, les séparant des “tyrans illégaux ou des favoris du gouvernement”, qui ne méritent pas, eux, de bénéficier des monopoles.

Thiel approuve ouvertement les esquives et les contre-vérités utilisées par les entreprises high-tech pour masquer leur mainmise sur le marché. “Les monopolistes mentent pour se protéger”, écrit-il. Thiel note à cet égard comment Google se présentait “comme une entreprise technologique comme les autres” pour “échapper à toute sorte d'attention indésirable”. Pour Thiel, se soustraire à l'examen réglementaire n'est guère plus qu'un bobard nécessaire pour pérenniser ses affaires. “Puisqu'il n'a pas à s'inquiéter d'être en concurrence avec qui que ce soit, [Google] a la possibilité de davantage se soucier de ses travailleurs, de ses produits et de son impact sur le monde en général.

Il incite les fondateurs à utiliser des technologies novatrices pour créer un monopole qui permettra à leur entreprise de se démarquer et de s’imposer face aux autres. Et en effet, les dirigeants de Facebook ont fait de “Domination !” leur cri de ralliement dès les premiers jours de l'entreprise. Zuckerberg décrivait son ambition mondiale dans une remarque relayée par son ancienne rédactrice de discours, Kate Loss, à qui il a confié privilégier “les entreprises aux pays”.

Par ailleurs, Thiel se fait l'écho d'un paradigme lancé par le juriste conservateur Robert Bork, le premier à déclarer, dans les années 1970, que certaines pratiques anticoncurrentielles n'avaient pas d'impact négatif sur le bien-être des consommateurs et ne devaient donc pas être interdites. Bork a contribué à reporter l'attention du pouvoir des monopoles sur le marché vers les dommages causés aux consommateurs par leurs pratiques, ce qui a adouci l'application des lois contre les monopoles pendant des décennies.

Sur ce même thème, Thiel a affirmé lors d'un débat avec son rival Eric Schmidt (alors PDG de Google) qu'il était “tout à fait légal” pour les entreprises innovantes d'avoir un “monopole mondial comme celui qu’à Google en tant que moteur de recherche”, tant que ces entreprises n'abusent pas de leur pouvoir.

L’UE et les Etats-Unis font monter la pression sur les Big Tech

Pendant ce temps, aux Etats-Unis, le président Joe Biden nomme Lina Khan, 32 ans, spécialiste des législations luttant contre les monopoles, à la tête de la Federal Trade Commission (FTC, la Commission fédérale américaine du commerce). Dans son article Amazon’s Antitrust Paradox, Khan expose une vision du monopole qui est presque l'opposé de celle de Thiel en plus d’un rejet net de la doctrine de Bork.

Impossible de comprendre les atteintes potentielles à la concurrence posées par les Big Tech “si nous mesurons la concurrence à travers le prisme du prix et de la production”, écrit Lina Khan dans son texte fondateur. Selon elle, l'intégration de différents services dans des plateformes telles que celles créées par Google, Amazon ou Facebook a permis aux entreprises de contrôler des infrastructures vitales dont dépendent leurs rivaux. Cela leur a permis “d'exploiter les informations collectées sur les entreprises utilisant ces services pour les affaiblir en tant que concurrents”. Il n'est guère surprenant qu'Amazon et Facebook aient tous deux demandé à Khan de renoncer à ses fonctions à la FTC.


"Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles” – Peter Thiel


Le règlement sur les marchés numériques (DMA) prévu par l'Union européenne cherche également à résoudre le problème en interdisant des pratiques telles que le “self-preferencing”, où une société prend des décisions favorisant ses propres services ou ses autres produits. Le texte prévoit de limiter en outre la combinaison de données à caractère personnel provenant des plateformes avec d'autres données. Bien que les détails soient encore en cours de négociation, les responsables politiques espèrent utiliser cette nouvelle loi pour s'attaquer au pouvoir de marché des “gatekeepers" et limiter radicalement leurs pratiques anticoncurrentielles.

Le règlement européen vise également à contrôler la vitesse à laquelle les entreprises numériques peuvent prendre le contrôle des marchés. Alors que le texte est encore en cours d'élaboration, il est probable que des réglementations relatives aux monopoles des grandes entreprises technologiques voient le jour, d'autres pays de l'UE comme la France ou l'Allemagne étant favorables à une attitude plus stricte à l’égard des “gatekeepers” d'internet. “Nous avons besoin d'alternatives et de choix sur le marché des technologies, et ne devons pas nous reposer sur quelques grands acteurs, quels qu'ils soient”, a tweeté Margrethe Vestager, qui a préparé le règlement sur les marchés numériques. “C'est l'objectif du DMA.”

De telles mesures ne se feront pas sans heurts. Alors que la pression sur les grandes entreprises technologiques s'accroît aux Etats-Unis et dans l'Union européenne, les sociétés ont mis en place un vaste réseau de groupes de lobbies et de think tanks alignés sur leur vision.

Les dépenses directes des entreprises technologiques en matière de lobbying ont atteint des dizaines de millions par an à Bruxelles et à Washington, tandis que Google finance à elle seule plus de deux cents associations professionnelles et ONG pour défendre ses intérêts. Le géant des moteurs de recherche veut que ses “alliés universitaires” soulèvent à Bruxelles des questions au sujet des nouvelles décisions de l'UE visant à réglementer les technologies de pointe, comme l'a révélé la note d’un lobby ayant fuitée. Dans ce jeu, un des principes les plus importants des entreprises est de dissimuler leur positionnement concernant les monopoles.

L'étrange libertarianisme de Peter Thiel

Entre-temps et dans un contexte de surveillance croissante du secteur technologique, Thiel s'est lancé dans la politique. Parmi les magnats de la Silicon Valley, qui sont pour la plupart des électeurs et des donateurs du Parti démocrate, Thiel se distingue comme l'un des rares républicains et partisans de Trump ayant une certaine notoriété. Ces dernières années, il a fait des apparitions très remarquées, comme son discours à la Convention nationale républicaine de 2016, tout en contribuant à hauteur de millions de dollars aux campagnes des candidats républicains et aux causes conservatrices.

Comme d'autres personnalités de l'élite de la Silicon Valley, Thiel a décrit ses opinions politiques comme étant libertariennes. Pourtant, selon ses propres dires, il a rompu avec une croyance essentielle de l’école libertarienne, qui vante le pouvoir des marchés libres, dès les années 1990. “Plus le QI d'une personne est élevé, plus celle-ci est pessimiste à l'égard de la politique du marché libre”, écrit Thiel dans son essai de 2009, L’Éducation d’un libertarien, publié par le think-tank libertarien Cato Institute.

Bien que Thiel affirme qu'il reste attaché aux principes libertariens tels que l’opposition aux “impôts confiscatoires [et] aux collectifs totalitaires”, la crise financière et le retour à l'interventionnisme étatique inspiré de Keynes “anéantissent les derniers espoirs des libertariens à l'esprit politique.”

Le capitalisme n'est tout simplement "pas très populaire auprès des foules", note Thiel. Après avoir examiné le paysage politique au lendemain de la crise, il estimait impossible d'imaginer un monde qui ne soit pas dominé par des forces politiques désireuses de limiter les marchés libres. Selon ses propres dires, Thiel a alors dû tirer de nouvelles conclusions sur les limites de ses objectifs politiques libertariens : “Plus important encore, je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles.”

Difficile de savoir si Thiel a conservé ses opinions ouvertement anti-démocratiques. Si tel est le cas, cela ne l'a en tout cas pas empêché d'utiliser son argent pour influencer la politique : début 2021, Thiel donnait ainsi dix millions de dollars aux campagnes de deux anciens protégés devenus candidats républicains au Sénat. L'un d'eux est Blake Masters, un ancien élève de Thiel et candidat en Arizona. Les notes prises par Masters lors de la conférence de Thiel à Stanford ont servi de base à son livre De Zéro à un. Son jeune acolyte est ensuite devenu président de la Fondation Thiel, avant de se présenter comme candidat au poste de sénateur de l’Arizona face à Mark Kelly, qui a finalement décroché le poste.

Dans ses déclarations publiques, Thiel a atténué son amour pour les monopoles, mais débite à la place une forme de nationalisme belliqueux. Alors qu'il justifie l'augmentation des dépenses militaires en affirmant que “nos bases nucléaires utilisent encore des disquettes et [que] nos avions de chasse les plus récents ne peuvent même pas voler sous la pluie”, il attaque Google pour son refus “qui s’apparente à de la trahison” d'accepter certains contrats de défense.

Ses apparitions publiques lui ont conféré une certaine notoriété, mais celle-ci a longtemps occulté l'impact plus large des idées de Thiel. Plus récemment, son influence croissante dans les cercles conservateurs et le soutien financier apporté à ses acolytes ont conduit certains commentateurs à prédire la “montée des partisans de Thiel” dans les rangs du parti républicain.

On ne sait pas encore si cette nouvelle cohorte embrassera toute la gamme de convictions chimériques de Thiel, ses opinions pro-monopoles, son libertarisme anti-démocratique ou son ardent nationalisme. Mais dans la confusion idéologique totale de la droite américaine, il semble probable que l'écho de Thiel dans les rangs des républicains se fasse de plus en plus fort à l'avenir. Nous devons encore faire face à la force de ses idées.

👉 Article original sur Netzpolik

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