Opinion Education en Biélorussie

Adieu, pays des as de la tech : bienvenue dans le servage, façon Biélorussie

Pour retenir les experts, et notamment les informaticiens pour lesquels le pays est célèbre, le régime biélorusse va imposer une période de travail obligatoire après l'obtention du diplôme. Bienvenue dans une forme moderne de servage, conçue pour répondre aux besoins de l'Etat, dénonce l'éditorialiste Igor Lenkevitch.

Publié le 14 novembre 2023 à 15:22

Il est désormais clair que l'Etat biélorusse a décidé de ne plus s'embarrasser de l’idée de créer une nation moderne. La qualité de l'éducation et le niveau des connaissances transmises aux étudiants dans les écoles et les universités sont sacrifiés aux besoins immédiats du régime d'Alexandre Loukachenko.

"Aucune décision cardinale ne devrait être prise à l'issue de notre réunion d'aujourd'hui" : c'est en ces termes que le président entamait la conversation avec une assemblée de bureaucrates du secteur de l'éducation et d’organes de contrôle de l'Etat, fin septembre. Mais il était en réalité impossible d'éviter les mesures cardinales, eu égard à la situation dans laquelle se trouve le pays. Ainsi, l'un des principaux thèmes de la réunion était l'insertion professionnelle des diplômés de l'enseignement supérieur.

La raison était évidente et personne n'a fait d'effort particulier pour la cacher. "Les spécialistes de haut niveau quittent le pays", regrettait alors le souverain de Biélorussie. Inacceptable, selon lui.

Pour Loukachenko, c'est le système qui est à blâmer – mais pas celui auquel vous pensez. Ce n'est pas le système au pouvoir, la gestion de l'Etat et de la prise de décision qui fonctionne en Biélorussie depuis près de trente ans et dans lequel de nombreux citoyens du pays n'arrivent pas à se projeter dans l'avenir. Non, c'est le système trop "libéral" d'attribution des postes aux diplômés qui est responsable de la fuite des cerveaux. "Ils ont leur diplôme, ils ne font rien pour rembourser leur dette à l'Etat et quittent le pays", estimait le président en septembre.

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Les étudiants qui bénéficient d'une aide financière de l'Etat sont actuellement tenus de passer deux ans après l'obtention de leur diplôme dans un emploi et dans un lieu tous deux attribués par les autorités. Ce n'est plus suffisant. Il faut aller plus loin. À l'avenir, les travailleurs devront être étroitement liés à leur lieu de travail. Cela s'appliquera non seulement à ceux qui reçoivent de l'argent de l'Etat, mais aussi à ceux qui paient eux-mêmes leurs études. Loukachenko a formulé des suggestions et cité des chiffres précis qui constitueront évidemment la base des "changements non cardinaux" qui seront adoptés.

Une forme moderne de servitude

Selon lui, il sera nécessaire de mettre en place des mesures "obligatoires ou au moins semi-obligatoires". Ainsi, la période de travail obligatoire pourrait bien être de cinq ans à l’avenir. Pour les étudiants envoyés en formation par un organisme public ou privé, celle-ci pourrait passer à sept ans. Et laissons les étudiants qui ont payé eux-mêmes leurs études être également obligés de travailler pendant un certain temps dans le cadre d'un emploi attribué par l'Etat – les modifications nécessaires du code juridique encadrant l'éducation sont de toute façon en cours de rédaction.  

Il s'agit donc d'une forme moderne de servage adaptée aux besoins du régime en place. La perspective à long terme est très claire : très peu de personnes seront en mesure de payer la compensation exigée par l'Etat pour éviter l'attribution obligatoire d'un emploi. La grande majorité des jeunes spécialistes fraîchement diplômés seront contraints d'aller travailler là où celui-ci jugera nécessaire de les envoyer. 

La suite est une simple histoire de mathématiques : les gens obtiennent leur diplôme universitaire vers 22 ou 23 ans. Ajoutez cinq, voire sept ans de stage obligatoire. À ce moment-là, les diplômés approchent de la trentaine, ils ont déjà une famille avec un, voire deux enfants. Ils ont contracté un prêt pour leur appartement et doivent trouver l'argent pour rembourser les meubles. Difficile donc de déménager et de s'installer ailleurs. Bien sûr, certains pourront s'en sortir, mais pas tous. Quelle économie pour l'Etat ! 

Au lieu de stimuler l'économie pour attirer les gens dans les régions du pays qui en ont besoin, l'Etat peut donc recourir à une méthode simple et bon marché : l'esclavage par la dette. Qui se souciera de la manière d'entrer dans l'enseignement supérieur ? Qui se souciera de la manière dont on y parviendra, puisque désormais personne n'en aura particulièrement envie ? S’il fallait attribuer un nouveau slogan au système éducatif biélorusse, ce serait : "Vendez-vous comme esclave et obtenez un diplôme universitaire". 

Par conséquent, beaucoup se résigneront à ne jamais aller à l'université, afin d'éviter les nombreuses années de travail forcé prévues par après. C'est précisément ce dont l'Etat a besoin : le pays traverse une pénurie de main-d'œuvre dans les exploitations agricoles. Alors allez y travailler. Sans études supérieures et pour des clopinettes.


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La directrice de l'une des écoles de Minsk, présente lors de cette "conversation sérieuse", a déclaré qu'il était grand temps de convaincre les parents du caractère accessoire de l’enseignement supérieur. Après tout, c'est vrai : le savoir n’amène que la tristesse. Nous avons produit une génération de gens qui pensent, mais il n'y a plus personne pour s'occuper des vaches.

Mais cela ne suffit pas. Les spécialistes doivent recevoir une formation qui les rendra inutiles en dehors de Biélorussie. Le procureur général du pays, Andrei Shved, est scandalisé par le nombre d'heures consacrées à l'enseignement de l'anglais dans les écoles. Il fulmine : "Sommes-nous en train de former une main-d'œuvre pour l'Occident ?”

Alors, adieu, pays de l'informatique. Nous n'avons pas besoin de l'anglais. Nous n'avons pas besoin du reste du monde ni de l'économie numérique.

Pas besoin de tourner autour du pot quant à l’objectif de cette mesure : le régime n'a pas seulement besoin de spécialistes, il a besoin d'une main-d'œuvre spécialisée pour certaines entreprises du secteur public. Les étudiants d'aujourd'hui et de demain apprendront non pas ce qu'ils pensent leur être utile plus tard, mais ce qu'exige une économie nationale qui ne peut en aucun cas être qualifiée d'avancée.


Alors, adieu, pays de l’informatique. Nous n'avons pas besoin de l’anglais. Nous n’avons pas besoin du reste du monde ni de l’économie numérique.


Un journaliste de l'une des chaînes de télévision d'Etat l'a exprimé de manière édifiante : "L'éducation est la source du développement, d'une économie prospère, d'une idéologie consolidée et, enfin, de la vitalité de l'Etat". C'est l'essence même des attentes du régime : tout pour les besoins de l'Etat.  Pas un mot sur les espoirs et les aspirations individuels des gens, qui leur permettront de vivre et de travailler demain et dans vingt à trente ans. La tâche de l'éducation est de laver les cerveaux et d'envoyer dans le monde des rouages obéissants et peu exigeants, prêts à travailler dans une entreprise agricole ou industrielle. Rien d'autre ne préoccupe l'Etat tel qu'il est aujourd'hui. 

Et puis, il y a une autre mode qui fait fureur en ce moment : l'idée que les écoliers doivent s'habituer au travail manuel. Le bâtiment qui abrite l'école a besoin d'être amélioré ? Laissez les enfants s'en charger. "Il y aura des endroits où une nouvelle couche de peinture sera nécessaire, où des fenêtres ou des portes devront être remplacées, où la cour de l'école devra être remise à neuf. Les enfants doivent participer à tous ces travaux", propose-t-on. C'est vrai, les enfants ne vont pas à l'école pour apprendre, n'est-ce pas ? Non, ils y vont pour qu'on leur apprenne à tenir correctement une bêche. Ou un marteau.  Pour que, dès l'enfance, ils s'habituent à ce que sera leur avenir.

Nos responsables politiques disent depuis longtemps que personne n'a besoin des Biélorusses nulle part ailleurs. On n'a besoin d'eux que dans leur propre pays. Aujourd'hui, ils sont passés de la parole aux actes : avec la qualité de l'enseignement dont ils parlent maintenant, nos enfants ne seront effectivement jamais demandés ailleurs dans le monde. C'est un avantage énorme pour l'Etat : il est beaucoup plus simple d'asservir les gens et de les faire travailler pour quelques centimes lorsque le seul endroit où ils peuvent trouver un rôle pour eux-mêmes, c’est leur propre pays. 

Ce dont le régime a besoin, ce n'est pas d'une "économie de la connaissance", mais d'une "économie de l'obéissance". C'est exactement ce dans quoi il investit. Il se fiche éperdument de l'avenir du pays et de ses habitants.

👉 L’article original sur Reform

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