Décryptage Révoltes démocratiques en Biélorussie

Renaissance d’une nation

Le protestations contre le régime d’Alexandre Loukachenko ont vu une nation endormie se réveiller et manifester en masse son opposition au “dernier dictateur d'Europe”. Comment les pays européens devraient-ils réagir ? L’analyse de Wojciech Przybylski.

Publié le 2 septembre 2020 à 19:04

Les événements qui se déroulent en Biélorussie depuis quelques semaines ont été une surprise pour de nombreux observateurs. Une nation endormie s'est réveillée et s’oppose en masse au “dernier dictateur d'Europe” en manifestant pacifiquement.

Le régime, en revanche, a montré son pire visage, provoquant un parallèle légitime avec les cas de torture documentés – et largement condamnés – dans les prisons syriennes. Comment le reste de l'Europe devrait-il réagir ? La réponse doit prendre en compte les spécificités de la situation biélorusse, tout en étant élaborée et mise en œuvre rapidement. Car le moment charnière de bascule n'est peut-être qu'à une ou deux semaines. 

Les mesures prises par M. Loukachenko et son administration ne sont pas si nouvelles. Assassinats présumés d’opposants politiques au début de son règne, référendums falsifiés pour prolonger ce dernier, et méthodes criminelles d’exercice du contrôle social incluant des condamnations à mort cruelles, n’étaient un secret pour personne. L’Ouest a pourtant fait semblant de ne pas voir, sans pour autant avoir de partenaire social clairement identifié du côté biélorusse – la société elle-même étant en état de léthargie. 

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L’idéologie officielle – dans une prolongation parfaite des mensonges de l’URSS et de l’intégration politique formelle avec la Russie – semble avoir pendant longtemps défini la trajectoire politique de Minsk. Même les récents flirts avec l’Ouest sous la forme de rencontres de haut niveau et les projets de diversification énergétique avec l’aide des Etats-Unis et de la Pologne n’étaient qu’une feuille de vigne face à la tendance à la soumission toujours plus grande à la volonté du Kremlin. 

Dans un tel contexte, il est entendu que l’Union européenne ne puisse pas faire grand-chose de plus que d’attendre des temps meilleurs – l’implosion des  systèmes politiques et économiques, qui n’a cependant rien de certain. Si cette stratégie peut pouvait être acceptable auparavant, les événements récents nous montrent à quelle point elle était mauvaise.

Vaincre l’oppression

L’ampleur de l’actuelle mobilisation sociale doit à présent changer radicalement la perception des Biélorusses en tant que société et nation, et de nouvelles approches politiques envers ce pays peuvent et doivent être tentées. Ces derniers jours, le paradoxe classique de cette région d’Europe est devenu évident. 

Le réveil de la conscience sociale et nationale d’un multitude de personnes qui, en dépit du risque personnel qu’ils prenaient, ont organisé un contrôle des élections à travers le pays, répertoriant les irrégularités, puis qui se sont levés contre les matraques du régime et ont organisé des grèves de masse dans des institutions-clé de l’Etat sont autant de preuves irréfutables que nous avons affaire à une société civile qui défend les droits humains et civiques sur le terrain des valeurs européennes, occidentales. 

Pendant ce temps, le pouvoir byzantin qui domine cette société, dont les traits furent décrits par Milan Kundera dans son fameux essai pour la New York Review of Books, vient d’un tout autre ordre – un ordre supplanté par l’Europe. 

Loukachenko n’est pas et ne sera jamais le garant de la souveraineté de la Biélorussie. En tant que hors-la-loi, il est le leader d’une junte illégitime qui exploite le pays. Ses besoins personnels et le fait qu’il distribue les profits d’une économie en perte de vitesse à ses alliés les plus proches sont contraires aux intérêts nationaux, et très probablement à la volonté du peuple telle qu’exprimée lors de la dernières élections. 

Stratégies en évolution

Dans une situation d’opposition ouverte, d’une ampleur à laquelle personne – y compris le gouvernement de Minsk – ne s’attendait, le roi est apparu nu, et l’avenir de M. Loukachenko au pouvoir n’est plus suspendu qu’à sa volonté d’intimider et d’être intimidé. L’Europe et les Etats-Unis continuent d’estimer qu’ils peuvent continuer de négocier avec Loukachenko et même que le régime actuel peut encore servir utilement de pont pour dialoguer avec la Russie dans la perspective des “accords de Minsk” sur la transition en Ukraine.

Si l’opposition ne parvient pas à provoquer un changement rapidement, la situation ne pourra que se détériorer. Rappelons-nous l’exemple récent du Venezuela, où le régime de Nicolás Maduro a perdu sa légitimité à gouverner, mais où  malgré des milliers de manifestations et une énorme pression internationale, la situation n’a pas changé. Bien sûr, la Biélorussie n’est pas le Venezuela, mais la comparaison est plus qu’un simple parallèle. Dans les années 2000 et 2010, Hugo Chávez était en contact régulier avec Loukachenko, qui le conseillait sur la façon de lancer son propre référendum constitutionnel. En échange, Chávez soutenait Minsk dans ses négociations avec Moscou. Les tyrans tout comme les nationalistes sont les bénéficiaires subversifs de la mondialisation. 

La position ambiguë de Moscou dans les relations internationales indique qu’elle n’a pas pour l’instant de plan précis vis-à-vis de la Biélorussie. Tout au plus, quelques oligarques pourraient contempler l’idée de se partager les restes des biens nationaux de leur voisin. Pour sa part, Loukachenko savait comment élever sa position et se rendre important auprès de Poutine lorsqu’il a par exemple invité récemment des représentants de l’OTAN à des exercices militaires. 

Cela s’est en fait révélé un véritable casse-tête de montrer en Russie le pouvoir social des Biélorusses en tant que société. Tout comme sous Poutine en Russie, une classe moyenne mondialisée a émergé en Biélorussie.  

Evolutions sociales et économiques

Comme nous l’avons écrit dans le rapport de Visegrad Insight sur les tendances dans les pays du Partenariat oriental, les dynamiques sociales ainsi que la volonté des citoyens jouer un rôle plus actif dans la société se font sentir dans toute la région. En Biélorussie, elles sont particulièrement tirées par le progrès technologique et la culture urbaine. Des projets numériques phares comme Viber ou World of Tanks sont en première ligne du dynamisme de ces services à l’exportation, qui sont en augmentation rapide (plus de 4 % des échanges extérieurs en 2017). Le niveau de vie d’un petit groupe de jeunes gens dans la région de Minsk a commencé à inspirer les adolescents dans tout le pays. 

Inutile de dire que la culture numérique en Biélorussie et la pénétration d’internet dans l’ensemble du pays étaient plus importantes qu’en Ukraine même du temps de la révolution démocratique Euromaïdan. En se focalisant sur cette branche de l’économie, avec les conditions de relative autonomie qui caractérise le secteur numérique, Loukachenko a d’une certaine façon tendu le bâton pour se faire battre. 

Des héros improbables

La pandémie de Covid-19 est devenue de façon inattendue un catalyseur pour la société civile. Comme toujours, la conscience du public occidental s’est construite autour du sens de la sécurité personnelle et collective des services publics. Quand le virus a atteint la Biélorussie, l’administration a commis d’énormes erreurs en ne prenant pas au sérieux la menace et en laissant ses citoyens l’affonter seuls. Résultat : en utilisant les canaux d’information disponibles (internet), la société civile a rapidement bâti les fondements d’une auto-organisation qui a apporté du souffle à la révolution nationale qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux.  La société civile – autrefois considérée comme faible et peu nombreuse – est devenue le dépositaire de la volonté nationale et il est difficile d’imaginer comment une telle prise de conscience pourrait soudainement s’estomper.

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Les syndicats ont retrouvé leur vigueur d’il y a 30 ans et constituent les éléments clés de la résistance contre les mensonges et les méthodes de terroristes de l’appareil de sécurité. Ce qui, bien sûr, menace d’un désastre économique en plein effondrement dû à la pandémie partout dans le monde. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les Biélorusses disent aujourd’hui qu’ils en ont assez. 

Il est important de souligner que les Biélorusses se battent grâce à la souveraineté même partielle en matière d’information qu’ils ont obtenue, dont le premier et le dernier bastion est la messagerie Telegram, alors que le mari de Svetlana Tikhanovskaya est devenu un des vlogeurs les plus populaires sur YouTube et sur les réseaux sociaux non officiels. 

Nécessaire soutien

Tout ceci jette un coup de projecteur sur le pouvoir des sans-pouvoir, qui passe souvent par la désobéissance civile contre le mensonge autoritaire, tel que Václav Havel l’a formulé – un moment révolutionnaire. Comme nos experts l’ont dit lors de la clôture de notre rencontre “Biélorussie : le changement ou l’alternance”, ce qui se passe depuis plusieurs semaines a créé une ouverture permettant de mettre la Biélorussie sur une autre voie. C’est précisément maintenant que les Biélorusses ont besoin de soutien avisé, et surtout rapide, dans plusieurs domaines. 

Premièrement, la société a besoin de connaissances juridiques et de techniques de communication ainsi que de stratégies pour demander justice contre tous les cas de délits, de terreur et de torture. Les crimes contre la nation biélorusse ne doivent pas être oubliés. Leurs auteurs doivent d’ores et déjà savoir qu’ils seront non seulement traduits en justice mais aussi de quelles façons. 

Deuxièmement, un soutien immédiat est nécessaire pour les grévistes que le régime  menace actuellement de sanctions pénales. Les organisations syndicales internationales comme nationales savent comment faire grève, comme se défendre contre la répression et comment fournir un vrai soutien en tendant la main aux grévistes et à leurs familles, sans porter ces actions au niveau des gouvernements. En d’autres termes, des organisations comme le syndicat polonais Solidarnosć ont une dette énorme à payer pour la solidarité reçue par les syndicats étrangers il y a 30 ans. Il est temps maintenant de rendre la pareille.

Troisièmement, le gouvernement polonais et l’UE ne peuvent espérer un dialogue avec le gouvernement et faire pression pour celui-ci ou tenter de communiquer derrière le dos des Biélorusses. 

Personne d’autre que la société civile dans le pays n’a le droit de décider de son avenir. Même si on nous le demandait, nous devrions éviter un schéma dans lequel nous deviendrions un garant faible et un otage permanent d’un tel processus douteux. Des élections ne sont pas possibles à l’heure actuelle, et il est difficile de négocier avec les leaders de la junte au pouvoir. Selon les termes de la loi, le chef de l’Etat devient Premier ministre lorsqu’il y a vacance de la présidence. 

Même il s’agit une figure moralement douteuse et liée à Loukachenko, on ne peut cautionner l’absence de respect du droit en essayant de discuter avec le président actuel. Cependant, que se passera-t-il si le moment passe et que tous les efforts sont récompensés ? Gardons à l’esprit qu’après les événements des dernières semaines, plus rien ne sera jamais pareil en Biélorussie. 

La bannière symbolique du mouvement démocratique est le drapeau blanc-rouge-blanc de l’indépendance vis-à-vis de l’URSS, et même si la transformation du pays prendra davantage de temps, la Pologne et l’Europe doivent reconnaître son peuple comme le souverain légitime et ne pas proposer d’apaisement à son tyran désormais déchu. Et ce, non seulement pour le bien de la Biélorussie mais aussi pour la crédibilité de l’UE dans le cadre du Partenariat oriental.

L'article original sur Visegrad Insight.

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