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Bosnie et Ukraine : deux guerres, même tragédie

En 1992, la Bosnie-Herzégovine est attaquée par la Serbie peu après avoir déclaré son indépendance. Faruk Sehic s’engage alors pour défendre son pays. Trente ans plus tard, l’auteur voit de nombreux points communs entre la guerre qui a dévasté son pays et l’invasion de l’Ukraine.

Publié le 14 juillet 2022 à 12:04

Arrêtez une personne dans une rue de Sarajevo et demandez-lui ce qu'elle pense de la guerre en Ukraine : elle vous dira comment, selon elle, presque tout ce qui se passe aujourd’hui s’est déjà déroulé en Bosnie-Herzégovine.

Quelqu'un écrivait récemment sur Twitter que la guerre en Ukraine est un jeu d'échecs rapide comparé à celle en Bosnie-Herzégovine, tant les événements s’y déroulent à un rythme effréné. 

Quelques jours avant l'attaque de l'armée russe contre l'Ukraine, j’ai interviewé un jeune écrivain ukrainien ; pour lui, l’objectif de la Russie était de conquérir toute l'Ukraine. Ce n'est pas que je ne l’ai pas cru, mais plutôt que mon cerveau est toujours prêt à apporter un grain d'optimisme, même quand l’humeur est apocalyptique.

Il était évident que la Russie allait attaquer – vous ne construisez pas d'hôpitaux de campagne pour recevoir les blessés si vous ne faites que des exercices militaires. Les personnes qui ne sont pas versées dans la mécanique de la guerre pensent souvent, à tort, qu'il est facile d'arrêter une machine de guerre mobilisant 190 000 personnes et des milliers de chars, de blindés, d'artillerie et d’unités logistiques. Cette machine de guerre est entrée en action aux premières leueurs du 24 février et l'enfer s'est déchaîné sur l'Ukraine.

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En avril, nous avons commémoré le 30ème anniversaire du début de la guerre en Bosnie-Herzégovine. Cette période est utilisée comme le jalon à partir duquel nous avons commencé à représenter différemment le temps (avant, pendant et après la catastrophe). Et c’est toujours ainsi que la majorité de la population  – celle qui est née suffisamment longtemps avant 1992 pour avoir des souvenirs de la vie civile avant la guerre – voient les choses.

A peine un mois après le début de la guerre en Ukraine (et peut-être même avant), j'ai vu des Ukrainiens commencer à utiliser l'expression, "avant la guerre". Nous, nous avons vécu tout ce qui leur arrive, mais personne ne nous demande notre avis ni ne veut de notre aide.

La guerre vous fait voir la vie et la mort autrement. Avant notre “petite guerre” (expression ironique que j'utilise dans mes œuvres littéraires), je voulais être poète et j'écrivais des poèmes ultra-métaphoriques et abscons. Après la guerre, je me suis efforcé d'écrire de la manière la plus claire et la plus précise possible, notamment au sujet de celle-ci. Cette lutte avec la langue a duré un certain temps, puis j'ai franchi comme une barrière et j'ai pu voir clairement toute ma mémoire de guerre. Je suis devenu écrivain. La guerre a joué un rôle majeur dans ce processus.

Dans un texte pour The Paris Review, Ilya Kaminsky cite la poète ukrainienne Daryna Gladun : "J'ai mis de côté les métaphores pour parler de la guerre avec des mots clairs." Tout un tas de poètes de Sarajevo ont vécu la même chose pendant le siège de cette ville – le plus long de l'histoire de la guerre moderne. Le célèbre poète slovène Tomaž Šalamun a déclaré un jour qu'il n'avait pas écrit de poèmes du tout pendant la guerre de Bosnie.

La malédiction de l'être humain est que chaque personne pense narcissiquement que l'horreur qui lui arrive est absolument unique et incomparable. Quiconque a survécu à une guerre sait que c'est on ne peut plus faux. On pense généralement qu'on ne peut ressentir la douleur que dans son propre corps (d'où le narcissisme), mais elle peut aussi être ressentie dans le corps des autres. La douleur de la guerre traverse les corps et s’immisce partout.

Le 21 avril 1992, ma ville, située à l'extrême ouest de la Bosnie, a été attaquée. A l’époque, j’étudiais à Zagreb. Je suis retourné dans ma ville natale, me doutant que la guerre allait bientôt commencer – les incursions des forces régulières et irrégulières serbes sur les villes de l'est de la Bosnie ayant débuté depuis un mois.


Comme un écho du passé, la phrase “plus jamais ça”, entendue il y a trente ans dans les camps de concentration de Prijedor, a refait surface en Ukraine


J'ai vu brûler les villes le long de la rivière Drina, qui marque la frontière naturelle entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie, quand le pays s'appelait encore la République fédérative socialiste de Yougoslavie – même s’il n’en restait rien après la déclaration d’indépendance de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine.

J'étais au café Casablanca lorsque l'attaque contre ma ville natale de Bosanska Krupa a commencé. Je portais un jean Levi’s, une doudoune et une paire d’Adidas. J'ai bu de la bière et écouté de la musique à la terrasse du café – c'était un bon moment. Peu après 18 heures, les premières frappes d’artillerie ont commencé. C'est là que j'ai compris ce que signifiait l'expression "horreur absolue" : des militants du Parti Démocratique Serbe, aidés par l'armée de l'ancienne Armée populaire yougoslave, fondant sur la ville depuis les collines environnantes.

Je n'étais ni volontaire ni conscrit. Nous étions encerclés par les forces ennemies et depuis cette zone (qu’on appellera plus tard la poche de Bihać ou le district de Bihać), impossible de fuir à moins de savoir voler. J'ai pris les armes après avoir été chassé de mon appartement, de ma rue, de mon quartier : ma conscience m'ordonnait de combattre.

Un corps d’acier

J'ai combattu pendant 44 mois en tant que soldat puis officier, jusqu’à un point où j’ai mené une unité de 130 soldats dans des conditions de combat difficiles, à la toute fin de la guerre. Un jour, j'ai été grièvement blessé au pied gauche. J'ai dû marcher avec des béquilles pendant six mois. La douleur était plutôt supportable : j'étais jeune et mon corps me semblait d’acier. Et puis, nous n’avions pas le temps de nous attarder sur le concept même de la douleur, ou sur celle que nous ressentions alors.

Je me souviens d'avoir dû aller aux toilettes dans un fauteuil roulant spécial percé pour la grosse commission. Uriner était aussi très pénible, mais je m’y suis fait rapidement. Je suis retourné dans mon unité, au même poste qu'avant ma blessure. J'étais alors commandant d’un peloton de 30 hommes. J'aurais pu trouver un endroit plus sûr dans les bases arrière, mais il n’était pas question d’attendre l’arrêt des hostilités dans une unité logistique. Je voulais utiliser mes talents de combattant pour contribuer à venir à bout de cette guerre, qui nous paraissait interminable.

En temps de guerre, le temps semble s’arrêter – d’ailleurs, dans le texte publié dans The Paris Review que j’ai mentionné plus haut, des auteurs ukrainiens originaires de Boutcha reprennent cet argument, soulignant l’absurdité et l’inutilité de mesurer le passage du temps durant des conflits. A l’époque, nous portions des montres à nos poignets, mais elles indiquaient un temps devenu désuet. Pas de télévision, pas de journaux : nous n’écoutions que la radio, coupés du reste de notre pays et du monde civilisé.

Pris au piège dans une petite enclave à partir de laquelle Vienne était à 5 heures de voiture – avant la guerre, s’entend. Désormais, nous vivions comme si c’était la fin du monde. Le temps n'avait donc plus d'importance. Un temps d’un genre nouveau passait en nous, comme une nouvelle ère de votre vie, celle qui commence quand votre existence idyllique bascule et que vous devenez un réfugié. Après les premiers instants de choc est venu le mode de vie apocalyptique ; nous l’avons adopté rapidement.

L'expérience de la guerre n'est pas quelque chose que vous souhaitez vivre. Normalement, personne n’en ressent le besoin : c'est un retour à l'âge de pierre, à l'époque du troc. Pendant la guerre, vous pouviez échanger une brosse à dents, du dentifrice, un couteau de poche contre une formidable cuite. D’ailleurs, nous l’avons fait une fois : nous sommes allés en ville, loin derrière la ligne de front, nous avons bu de la bière et écouté Whitney Houston chanter I will always love you sur MTV . Non pas que nous étions ses fans – on préférait le grunge, et la new wave encore avant – mais personne ne nous a demandé nos préférences.

Nous ne savions même pas que pour les nationalistes serbes, c’était nous, les “autres”. Nous qui devions être expulsés de la "terre serbe", tués, violés et emprisonnés dans des camps de concentration. À l'été 1992, dans la ville de Prijedor alors occupée par l'armée et la police serbes, tous les non-Serbes devaient porter des brassards blancs ou accrocher des draps blancs aux fenêtres des maisons et des appartements. Le génocide a commencé là-bas et s'est terminé au tribunal pénal international – génocide réitéré à Srebrenica en juillet 1995. Comme un écho du passé, la phrase “plus jamais ça”, entendue il y a trente ans dans les camps de concentration de Prijedor, a refait surface en Ukraine.

Bien que ma famille et moi, mes compagnons d'armes et concitoyens (réfugiés, soldats et civils) aient connu les plus grandes souffrances possibles, je ne me suis jamais permis de haïr une nation entière. Je ne détestais que les ultranationalistes et les criminels de guerre, mais pas les autres représentants du peuple serbe.

Nous avons dû lutter pour notre survie même. Et quand vous vous battez comme ça, vous ne pouvez jamais être vaincu, car rien n’est plus fort que la conscience de votre propre vie. En ce moment, les Ukrainiens se battent jusqu'à la mort. Quand vous n’avez plus rien à perdre sinon votre vie, vous êtes le plus fort. La rage de vivre est immortelle. Nous, notre vitalité et notre volonté étaient indestructibles. Nous étions aussi solides que des diamants. De plus, nous avions des corps jeunes, pleins de cette énergie vitale, primordiale.


Nous découvrirons les véritables horreurs et crimes de l’agression russe contre l’Ukraine une fois la guerre terminée


Finalement, à l'automne 1995, nous avons repris notre ville, dont nous avions été expulsés au printemps 1992. La ville était en ruine mais nous l'avons reconstruite. Des années plus tard, vous comprenez que la vie après la guerre ne sera plus jamais la même. On ne retrouve jamais la vie parfaite qui a été perdue.  

Tout cela ne concerne pour l’instant pas le peuple ukrainien, qui espère que la guerre se terminera le plus tôt possible. Mais celle-ci ne fonctionne pas selon la même logique que les êtres humains. L’invasion de l’Ukraine présente toutes les caractéristiques d’une longue guerre d’attrition.

Dès le premier jour de la guerre en Ukraine, j'ai écrit sur Twitter que les Russes commettraient des crimes de guerre, même s'ils ne s'étaient pas encore produits à ce moment-là. C’était évident pour quiconque écoutait et regardait Poutine, durant son discours dans lequel il reconnaissait l'indépendance des faux Etats de Lougansk et de Donetsk, que la guerre et les crimes allaient bientôt suivre. C’est à l’occasion de ce discours que le président russe a affirmé que l'Ukraine était un faux Etat et les Ukrainiens un faux peuple.

Milošević et Karadžić ont également parlé de la Bosnie-Herzégovine et des Bosniaques en ces termes. Des mots qui ont ensuite été transformés en crimes, les pires en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. J'espère que les crimes de l'armée russe n’excéderont jamais les crimes commis dans mon propre pays. 

Le massacre découvert dans la petite ville de Boutcha, près de Kiev, n’aura l’air de rien comparé aux horreurs qui se produiront si la guerre continue avec la même intensité. Nous ne connaissons pas encore l'ampleur des crimes à Marioupol. L'Ukraine est dans un état de choc sévère, car le pays a été attaqué pendant que les gens dormaient. La nuit avant l'attaque, les habitants de Kiev vivaient en paix. Les rues étaient pleines de monde, les cafés bondés.

Quand quelqu'un vous attaque par surprise, vous êtes dans un état d’ébétement et vous ne comprenez pas ce qui vous arrive. Nous découvrirons les véritables horreurs et crimes de l'agression russe contre l'Ukraine une fois la guerre terminée. Le plus important désormais est de casser la machine de guerre russe. La force est le seul langage que le dictateur comprenne. Le moindre signe d’apaisement renforce au contraire son pouvoir. Les Européens doivent quitter leur zone de confort, car c’est le sacrifice qu’ils doivent faire alors que les soldats ukrainiens meurent chaque jour pour maintenir la paix et  la prospérité dans les autres pays de l’Union européenne. Si l’Ukraine est vaincue, la paix dont nous profitons aujourd’hui disparaîtra.

Les villes ukrainiennes seront reconstruites depuis la poussière et les cendres. Le pays entier se relèvera. Mais pas les morts. Ces blessures ne guérissent jamais vraiment, mais vous pouvez vivre avec – et il le faut. La perte vous marque à vie et ne vous quitte jamais. Je crois en la persévérance et au courage des soldats et des citoyens ukrainiens, tout comme j’ai cru en nous jadis. Je crois en la victoire de la vie sur la mort. Le corps humain est fragile. La vie, elle, est indestructible.

Traduit avec le soutien de la European Cultural Foundation
En partenariat avec S. Fischer Stiftung

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