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Une sculpture adoubée de masques chirurgicaux lors du confinement, à Vilnius, mai 2020.

Mon syndrome de sevrage de la quarantaine

Lorsque les émigrés lituaniens de longue date sont rentrés chez eux pendant la crise du coronavirus, ils n’étaient plus les bienvenus. Comme tout ce qui est étranger, ils étaient considérés comme une menace. Marius Ivaškevičius s’est diagnostiqué une double corona-personnalité, déchirée entre le deuil de la perte de l’ouverture au monde et la jouissance de ce nouvel isolement sédentaire.

Publié le 16 juin 2020 à 17:00
Euronews  | Une sculpture adoubée de masques chirurgicaux lors du confinement, à Vilnius, mai 2020.

Au printemps 2020, lorsque j’ai vécu ma première (et j’espère ma seule) expérience d’une quarantaine mondiale, j’ai soudainement découvert que deux personnes très différentes (voire opposées) vivaient en moi. 

La première, qui s’est maintenant retirée dans l’ombre, a vécu cette pandémie et la fermeture de tout et tout le monde comme une tragédie personnelle, rien de moins. C’était une apologiste du monde ouvert qui avait l’habitude de s’envoler pour l’Europe et la Russie plusieurs fois par mois (pour des premières, des conférences, des cours magistraux), et pour New York plusieurs fois par an pour rendre visite à sa fille qui étudie là-bas. Elle a regardé avec effroi la réapparition des frontières en Europe, oubliées depuis bien longtemps, et la disparition dans nos esprits de l’idée même de l’Union européenne et son rêve d’unité. Elle a eu le sentiment d’avoir perdu, d’avoir été écrasée : c’était un triomphe instantané et absolu de la sédentarité sur l’ouverture. 

Soudain, il est devenu normal de considérer les étrangers comme des lépreux. Même ceux que l’on connaissait, qui se ruaient sur les derniers vols pour rentrer chez eux. Puis, tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était prendre les ferries qui ramenaient les émigrés de longue date. Les mêmes qu’une Lituanie appauvrie essayait d’attirer de nouveau chez elle depuis de nombreuses années. Mais lorsque le pays les a vus, il a été horrifié et a dit : non, nous n’avons pas besoin de ces gens. Il a tenté de les isoler dans des chambres d’hôtel où ils buvaient et cassaient des meubles. Puis le Premier ministre les a qualifiés de “non-humains”, proclamant ainsi la victoire de la majorité “sédentaire”. 

En tant que dramaturge, j’ai eu le souffle coupé en regardant les théâtres du monde entier fermer leurs portes, y compris les treize dans lesquels mes pièces sont jouées. Cela signifie que pendant les prochains mois, ou peut-être même les prochaines années, je n’aurai pas de revenus. En tant que père, j’ai regardé avec peine le ciel se vider : le nombre de vols vers la Lituanie diminuait à vue d’œil, jusqu’à ce que seul le Minsk-Vilnius reste ouvert. Avec cela, tout espoir de voir ma fille de quinze ans revenir de New York s’est évanoui. Un New York en pleine hémorragie, jusqu’à devenir l’épicentre de la pandémie : la pire des destinations. 

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Voilà ce qui s’est passé avec moi et en moi pendant les premières semaines de la quarantaine. Je me suis souvent retrouvé à feuilleter les pages d’un vieil atlas de l’époque soviétique que j’avais enfant. Et j’ai ressenti la même chose que dans mon enfance : tous ces pays lointains de différentes couleurs étaient une nouvelle fois inaccessibles, et par conséquent, ils me paraissaient assez irréels. 

Mon moi sédentaire

Puis, soudain, quelque chose a changé. Cette personne qui était ouverte au monde s’est retirée pour laisser émerger quelqu’un de plus sédentaire. C’était comme s’il avait pris les commandes de ma conscience et m’avait emmené sur un chemin très court, vers un rythme hebdomadaire précis : du lundi au vendredi, l’écriture plaisamment éreintante d’un roman à la campagne, suivie le week-end par des excursions dans un Vilnius vide. Et ce n’était pas de l’apathie, mais plutôt une période d’intense concentration. J’ai commencé à apprécier le vide pour ne plus avoir besoin des autres et de leur compagnie, sauf celle de mes proches.

Un matin, je me suis soudainement rendu compte que j’aurais dû ce jour-là prendre un vol de Tallinn à Bakou, où le lendemain, je devais entamer l’animation d’une série d’ateliers pour des dramaturges locaux. En d’autres termes, j’aurais passé la journée entière à être bousculé dans des avions, avec une escale à Istanbul. Cette simple pensée m’a fait frémir. Je ne pouvais plus imaginer que ce genre de choses me plaisait, avant. Cet autre « moi », celui qui est ouvert au monde, était déjà à des années lumières. 

Je pense que j’ai tout simplement eu de la chance : la quarantaine est arrivée à un moment de ma vie où je me sentais en harmonie avec moi-même. Je suis heureux de qui je suis, d’avec qui je passe du temps et de ce que je fais, contrairement à ceux pour qui aller au travail ou d’autres formes de sorties sont des moyens d’échapper au petit enfer de leurs relations. J’ai senti un réel épanouissement à partager, comme je l’ai fait, mes difficultés avec le reste du monde confiné. J’ai passé plus de temps, un temps plus éloquent, avec ma fille qui était emprisonnée dans un petit appartement de Brooklyn. Mon état physique s’est nettement amélioré : toutes sortes de reflux acides et autres problèmes digestifs ont disparu, puisqu’il semble qu’ils aient été provoqués par le micro-stress constant, voire imperceptible, des voyages et des passages d’une cuisine à une autre. 

Tandis que le confinement se durcissait et qu’on entendait des voix inciter les autorités à quasiment déclarer un état de guerre et à céder le contrôle au chef des armées, je ne me suis pas lancé dans des protestations, bien que l’ancien « moi » aurait tiré publiquement toutes les sonnettes d’alarme. Non, tout ce que je pouvais me dire, c’était : faites ce que vous voulez, du moment que ça n’interfère pas avec mon petit paradis confiné. 

Alors, lorsque le confinement a commencé à être progressivement levé, mon « moi » désormais sédentaire l’a vécu comme une réelle tragédie et un vrai anéantissement. Tout m’agaçait : les foules de personnes en besoin urgent de lien social qui inondaient de nouveau les rues de Vilnius, les invitations à toutes sortes d’événements auxquels je devais participer par courtoisie ou parfois par devoir. Les fondements de ma nouvelle vie ont glissé sous mes pieds et je me suis raccroché à ce que je pouvais : comment rester sur mon chemin court et sédentaire un peu plus longtemps ? 

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C’est ma fille qui m’a sauvé. La reprise progressive de l’industrie aérienne a rendu possible l’achat d’un billet New York-Francfort-Vilnius pour elle, et m’a permis de répondre honnêtement à toutes les invitations : excusez-moi, mais ma fille est de retour de New York et je vais être contraint de m’isoler avec elle pendant deux semaines supplémentaires. 

Chaque jour, je scrutais anxieusement la liste croissante des pays depuis lesquels les voyageurs n’auraient plus besoin de se mettre en quarantaine ; si les États-Unis devaient être ajoutés à la liste, mon rêve se briserait. 

Sauvé par ma fille

Lorsque ma fille a atterri à Vilnius, je l’ai attendue pendant une heure et demie à l’extérieur de l’aéroport (nous n’étions pas autorisés à entrer à l’intérieur). J’ai regardé les autres passagers à l’arrivée arracher leurs masques immédiatement après avoir franchi les portes, comme s’ils avaient fui vers une liberté dont ils rêvaient depuis longtemps. Et j’étais là, à attendre ma fille qui allait m’offrir deux semaines de plus d’un emprisonnement dont je brûlais d’envie. 

Enfin, elle est apparue, la toute dernière, avec ses deux énormes valises. Je l’ai serrée dans mes bras et je l’ai embrassée pour qu’on s’échange immédiatement tous les virus et les bactéries possibles. Puis, nous nous sommes dirigés vers la voiture. 

Nous avons roulé directement vers la campagne et à présent, je suis l’homme le plus heureux sur Terre. Je continue à écrire mon roman pendant qu’elle assiste à ses cours de New York en ligne. 

Un jour, je lui ai prudemment demandé : et si on s’isolait pendant tout l’été ? Elle m’a regardé comme si j’étais fou. Sa mère diplomate et moi avons à peine été capables de la contenir dans son appartement de New York alors qu’elle voulait se rendre aux manifestations contre le racisme « Black Lives Matter », auxquelles la plupart de ses amis du collège participaient. Nous l’avons persuadée de rester chez elle en soulignant que les enfants de diplomates ne pouvaient pas participer à des manifestations et nous l’avons avertie que si elle se faisait arrêter, elle allait rater son vol pour Vilnius. Et voilà que je lui suggérais quelque chose d’encore plus absurde. “Papa, mes amis m’attendent, a-t-elle répondu. Dès que ces deux misérables semaines sont terminées, tu me conduis à Vilnius.” 

Autrement dit, mon "moi" sédentaire vit ses derniers jours. J’irai à sept premières pendant la prochaine saison théâtrale, de Moscou à Barcelone. Cela signifie à la fois l’argent et la gloire, et mon "moi" ouvert prie pour que cette saison ait lieu. 

En ce qui me concerne, je ne sais plus si j’en ai envie ou pas. Je suis complètement perdu. 

Cet article fait partie du projet Debates Digital, une série d'articles publiés en ligne en partenariat avec Voxeurop, incluant des textes et des discussions en direct d’auteurs, de spécialistes et d’intellectuels publics exceptionnels qui font partie du réseau Debates on Europe. Les auteurs participeront à un débat en ligne que vous pourrez suivre sur YouTube le 23 juin à 19h, heure de Bruxelles.

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