En février 2024 déjà, nous écrivions au sujet d’une “flotte fantôme” de navires souvent vétustes et sans assurance transportant du pétrole russe dans les détroits danois interdit par l’UE. Ce genre de déplacement occulte a toujours cours aujourd’hui. “Chaque jour, cette bombe à retardement environnementale traverse les eaux danoises”, rapportent Mads Lorenzen et Kresten Andersen dans Finans.
Plus récemment, Follow the Money, une plateforme indépendante de journalisme d’investigation basée à Amsterdam, a publié deux volets de leur enquête sur la mer du Nord, North Sea Investigations. Ces deux articles tournent autour de l’important sujet des “pétroliers délabrés, désastres environnementaux en puissance qui menacent l’Europe”.
Jesse Pinster et Dimitri Tokmetzis, en collaboration avec la Global Fishing Watch et le Kyiv School of Economics Institute, nous fournissent des chiffres précis quant au nombre de navires concernés, les routes qu’ils empruntent et s’ils sont, ou non, assurés. Grâce à ces données, il est possible d’évaluer le risque qu’ils posent aux Européens et à leurs eaux.
“Depuis janvier 2023, les pétroliers russes ont traversé la mer Baltique, longé l’Europe du Nord-Ouest et les côtes du Royaume-Uni, de la France et du Portugal près de 1300 fois. La plupart de ces navires naviguent en direction de la Méditerranée, pour se rendre en Asie. En moyenne, deux à trois trajets de ce type sont effectués chaque jour. Certains navires n’empruntent cette route qu’une fois, d’autres beaucoup plus. Au total, FTM a identifié 410 pétroliers différents transportant du pétrole russe sur cette voie”, écrivent-ils.
Ces navires sont peu ou pas assurés, ce qui contraindrait l’Europe à payer la facture en cas d’accident dans ses eaux. De plus, la majorité de ces navires ont plus de 20 ans : le risque de catastrophe est donc non négligeable. Comme les journalistes l’expliquent, “après 22 ans, un pétrolier se retrouve normalement à la casse.”
La Russie avance déguisée, par le biais de paradis fiscaux ou de sociétés fictives, pour contourner les sanctions de l’Union européenne sur son pétrole. En juin 2024, “27 navires, dont 18 pétroliers, ont été placés sur la liste des sanctions européennes”. Cela signifie que les ports et entreprises européennes ont interdiction de fournir “un équipage, du matériel ou des services financiers comme une assurance” à ces navires.
Comme expliqué par Pinster et Tokmetzis, ces nouvelles sanctions ne fonctionnent que partiellement : “Selon les chercheurs en océanographie et en énergie de la plateforme Vortexa, qui suit les trajectoires de marchandises, 30 % des navires sanctionnés ont cessé leur activité de transport de pétrole russe. Cependant, à six reprises, un de ces pétroliers a pu naviguer sans entraves dans la mer du Nord. Le navire Kavya a pénétré les eaux territoriales néerlandaises, danoises et britanniques le 27 août, selon des données de la Global Fishing Watch”. Il convient également de souligner que 27 navires sanctionnés est bien peu, comparé au reste de la flotte, estimée à un total de 600 navires. Les auteurs concluent que le risque de catastrophe restera élevé tant que les autorités européennes n’auront pas trouvé de solution plus efficace pour lutter contre ces pétroliers.
Dans le deuxième article de Jesse Pinster au sujet de la flotte fantôme russe pour Follow the Money, il s’est entretenu avec Jan Stockbruegger, expert en sécurité maritime basé à Copenhague. Pour Stockbruegger, l’UE et les Etats-Unis ont créé un “monstre” en plafonnant le prix du pétrole russe. En effet, selon lui, ce plafonnement, introduit en 2022, n’est qu’une demi-solution inefficace, dont le seul but est de punir le Kremlin sans toutefois bouleverser l’économie mondiale : “Le pétrole russe est un classique du ‘on ne peut pas vivre avec, mais on ne peut pas vivre sans’. Impossible de vivre avec car il finance la guerre contre l’Ukraine. Mais impossible de vivre sans car il est vital pour l’économie mondiale. Voilà le dilemme.”
Comme l’explique l’expert en sécurité, l’efficacité du plafonnement des prix est surestimée. Certes, la demande pour le pétrole russe s’est amoindrie. Cependant, 90 % de ce pétrole, grâce à l’aide de la Chine et de l’Inde, se vend toujours à un prix supérieur au plafonnement. “La Russie perd de l’argent, mais bien moins que nos estimations initiales. La Kiev School of Economics (KSE) estime que les pertes mensuelles de la Russie sont descendues à 2,5 milliards de dollars, alors qu’elles s’élevaient à 8,4 milliards en janvier 2023. L’économie de guerre de la Russie se porte bien, en partie grâce aux exportations de pétrole qui financent sa guerre contre l’Ukraine.”
Pour conclure, Stockbruegger estime que les intérêts politiques et économiques personnels sont un frein aux sanctions réellement efficaces : “Si le pétrole russe se voyait retiré du marché … La crise énergétique d’il y a deux ans ferait pâle figure comparée à celle qui adviendrait alors. Nous avons besoin du pétrole russe. C’est peut-être pour cela que si peu de navires sont sanctionnés.”
“Dans la merde”
“Pendant trop longtemps nous avons négligé notre environnement aquatique au profit de nos politiques agricoles, et maintenant on est vraiment dans la merde”. Cette citation imagée nous vient de Søren Egge Rasmussen, porte-parole chargé de l’environnement du parti éco-socialiste Liste de l’unité, au Danemark. Il répondait à un article montrant un taux d’oxygène plus bas que jamais dans les eaux danoises. Ce rapport du Centre national pour l’environnement et l’énergie de l’Université d’Aarhus a fait réagir les membres de l’opposition, qui appellent à des efforts plus poussés pour lutter contre l’impact “désespérant et sévère” de l’agriculture intensive et de ses émissions d’azote sur la qualité de l’eau, exposent Marie Møller Munksgaard et Dorte Ipsen Boddum pour Altinget. Dans un autre article pour le même journal, Marie Møller Munksgaard met en contexte une situation que le principal auteur du rapport qualifie de “désastre environnemental.”
Comme le suggère le dernier rapport de l’Agence européenne pour l’environnement au sujet de la qualité de l’eau, la situation au niveau européen n’est pas plus encourageante. “Seulement 37 % des eaux de surface d’Europe atteignent le statut écologique ‘bon’ ou ‘élevé’, selon la directive-cadre sur l’eau, et seulement 29 % atteignent le statut chimique ‘bon’ entre 2015 et 2021”, résume Leonie Carter dans Politico Europe. “Certains pays sont parvenus à éviter une dégradation de l’état des eaux de l’UE, mais ‘aucune amélioration globale’ n’a été détectée depuis le dernier cycle d’observation. Ce progrès trop lent est dû en partie à ‘un manque de fonds et à un manque d’intégration des objectifs environnementaux dans les politiques sectorielles’.”
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