investigation Actualité Les “invisibles” et la vaccination | Italie

En Italie, les sans-papiers en quête de vaccin se heurtent à la complexité administrative

Manque d’informations, d’indications claires, de budget : pour Lighthouse Reports, les politiques italiennes relatives à la vaccination des sans-papiers restent confuses”.

Publié le 14 avril 2022 à 11:29

En 2021, l’un des immenses studios du complexe cinématographique Cinecittà, situé dans la banlieue de Rome et où sont nés quelques-uns des films italiens les plus emblématiques, a été transformé en centre de vaccination contre le Covid-19. Ce n’est pas un rôle que Katy (le nom a été changé) est venue y chercher, mais un retour à la vie normale. “Au début, je pensais qu’on nous prenait pour des cobayes, je ne voulais pas me faire vacciner. Puis j’ai réalisé que je devais le faire, non seulement pour moi, mais aussi pour ma famille,” affirme-t-elle. “Il me tarde d’obtenir ce feu vert pour pouvoir reprendre les transports en commun et me lancer dans une recherche d’emploi”, explique cette femme d’origine péruvienne. Elle souhaiterait pouvoir échapper, l’espace de quelques heures, aux couloirs silencieux et aux pièces bondées du squat où elle vit, situé rue Sambuci. Depuis le début de la pandémie, elle est confinée dans un appartement de 30m² qu’elle partage avec ses trois enfants, son mari, sa mère et sa belle-mère.

Mais pour le Ministère de la Santé, Katy n’existe pas, ou du moins pas selon les données utilisées pour sa vaccination. Ne possédant pas de documents de séjour, elle a pu prendre rendez-vous grâce à une carte STP (Straniero Temporaneamente Presente, “Étranger Temporairement Présent”), une sorte de carte de santé provisoire valable six mois, censée garantir l’accès universel aux services de santé garantis par la constitution italienne, y compris aux sans-papiers, et ce peu importe la durée de leur séjour sur le territoire.


La lutte contre la pandémie de Covid-19 dépend aussi du nombre de personnes immunisées. Une catégorie échappe pourtant aux campagnes de vaccination, mettant à mal leur efficacité : les sans-papiers. En partenariat avec Lighthouse Reports et plusieurs médias européens, nous réalisons un tour d’Europe des politiques en la matière.

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En 2020, Katy a donné naissance à son troisième enfant – en Italie cette fois – ce qui lui a permis d’obtenir un titre de séjour et par là un code fiscal, le numéro d’identification national italien. Ce papier valable six mois est le seul document qui lui ait été délivré, alors qu’elle vit en Italie depuis quatre ans.

Après l’expiration de son titre de séjour, et même si ses enfants étaient scolarisés et qu’elle et son mari travaillaient ici, Katy a perdu son statut d’immigrée. La seule façon pour elle de se faire vacciner était d’obtenir une carte STP, mais son nom était toujours associé au numéro d’identification national italien qui lui avait été attribué après la naissance de son dernier enfant : ces informations ne collaient donc pas. Après quatre mois d’attente de septembre 2021 à janvier 2022, et avec l’aide de l’organisation humanitaire Intersos, Katy a fini par obtenir un certificat de vaccination.

Katy est loin d’être un cas isolé. Des travailleurs humanitaires, des médecins et des fonctionnaires confirment que pour les plus de 500 000 non-ressortissants sans documents de séjour (la Fondation Iniziative e Studi sulla Multietnicità estimait leur nombre à 517 000 en janvier 2020), l’accès à la vaccination en Italie prend des allures de parcours du combattant. Il en va de même pour l’obtention du certificat de vaccination, qui, depuis août 2021, est obligatoire pour accéder à un certain nombre de services essentiels.

Pendant six mois, le média d’investigation Lighthouse Reports a rassemblé et passé au peigne fin les documents officiels de 18 pays européens afin de juger la transparence de leurs politiques gouvernementales, les garanties offertes en matière de protection de la vie privée et l’accès à la vaccination des sans-papiers.

L’Italie a obtenu la qualification “confus” : Lighthouse Reports estime que le pays n’a pas suffisamment communiqué au sujet de la vaccination (notamment sur les documents à fournir pour y accéder)  et n’a alloué aucune part de son budget à la vaccination des sans-papiers. Seuls le Portugal, les Pays-Bas, l’Irlande, la France et le Royaume-Uni ont été jugés “ouverts et accessibles". La Slovaquie, la Pologne et la République Tchèque, ont quant à elles été qualifiées de “fermées et exclusives”.

D’après Alessandro Verona, coordinateur médical d’Intersos (une ONG permettant aux personnes exclues du système national de santé comme Katy d’accéder aux soins), “les outils existaient, mais il n’y a eu aucune volonté de les utiliser et la prise de mesures a été trop tardive”. Il s’appuie sur un document diffusé en 2020 par l’Institut national pour la Santé, la Migration et la Pauvreté, qui dépend du ministère de la Santé. Ce document établissait des recommandations en matière de gestion des établissements destinés aux personnes gravement exclues sur le plan sanitaire. Des recommandations qui, pour Verona, “n’ont pas été prises en compte.”

Il aura fallu attendre fin août 2021, soit huit mois après le début de la campagne de vaccination, pour que Francesco Paolo Figliuolo, commissaire extraordinaire chargé de la mise en oeuvre des mesures sanitaires contre le Covid-19, incite les régions et provinces à vacciner “les personnes rencontrant des difficultés particulières ou ne possédant pas de carte d’assurance maladie” en utilisant la carte STP. Mais là encore, aucun critère clair n’a été défini en matière d’accès à la vaccination et d’obtention du certificat.


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En agissant de concert, au lieu de laisser les autorités locales traiter l’intégralité du problème, on aurait peut-être pu éviter cette marginalisation”, déplore Verona. Pour lui, l’absence de médiateurs culturels dans les établissements de santé, ainsi que la complexité des plateformes de prise de rendez-vous pour la vaccination – qui de surcroît n’étaient pas traduites – n’ont fait que creuser le fossé entre les autorités et ce pan de la population déjà marginalisé.

Des voisins de Katy ont également connu un processus de vaccination mouvementé. C’est notamment le cas d’Elizabeth, une femme de 50 ans d’origine équatorienne. En 2020, elle a voulu renouveler son titre de séjour pour des raisons professionnelles, ce qui lui a été refusé. En effet, une clause comprise dans une loi de 2014 empêche les personnes qui occupent un logement de manière illégale d’être enregistrées, et la minuscule pièce qu’elle occupait depuis près de huit ans n’a alors plus été considérée comme son domicile légal. Au début de la pandémie, elle s’est retrouvée sans-papier, alors qu’elle avait travaillé auparavant en tant que femme de ménage et barmaid. Elle a dû attendre décembre 2021 pour renouveler son titre de séjour.

Du fait de la complexité administrative des démarches, Elizabeth a dû endurer des mois d’attente et deux périodes d’isolement passées dans une pièce du squat réservée aux personnes testées positives au Covid-19 avant de pouvoir se faire vacciner. À plusieurs reprises, les services de santé locaux l’ont envoyée promener et lui ont demandé de renouveler sa carte de santé – impossible sans titre de séjour. Elizabeth a finalement reçu sa première dose en octobre 2021.

Ce genre d’attente interminable a été le lot d’un grand nombre des 207 000 travailleurs étrangers ayant déposé une demande de régularisation en 2020 dans le cadre d’une amnistie que Teresa Bellanova, la ministre des Politiques agricoles, alimentaires et forestières d’alors, avait alors qualifié d’“événement historique”. Mais voilà, début novembre 2021, seuls 27 000 titres de séjour avaient été délivrés sur un total de 70 000 demandes déposées.

Cela fait près de deux ans que Lubomira, une femme d’origine ukrainienne âgée de 58 ans, attend son titre de séjour. Elle vit à Rome, dans un quartier de classe moyenne. Le soir, elle s’occupe de la propriétaire de la maison, âgée de 81 ans et fait le ménage dans d’autres appartements la journée. Ces derniers jours, elle passe toutes ses nuits au téléphone avec son fils de 30 ans resté en Ukraine. Entre octobre 2020 et début février 2021, elle s’est retrouvée confinée chez elle : “Les autorités locales m’ont dit qu’il me fallait un code fiscal pour me faire vacciner, mais n’ont pas accepté le code temporaire qui m’avait été attribué par l’Agenzia delle Entrate (le service italien des impôts) après ma demande de régularisation en 2020. Lubomira, pourtant en situation régulière – sa demande de titre de séjour étant en cours de traitement – a dû attendre janvier 2022 pour se faire vacciner en utilisant une carte STP.

Paolo Parente, directeur de Roma 1, un service de santé local qui prend en charge un tiers des habitants de Rome, reconnaît “avoir rencontré plusieurs obstacles, notamment pour délivrer des certificats”, qu’il met sur le compte de l’absence de “directives légales concernant la vaccination de ces pans de la population”. D’après lui, Roma 1 a réussi à surmonter ces obstacles grâce à “l’engagement des organisations civiques et l’ouverture de centres de vaccination réservés aux groupes marginalisés.”

Le 20 février 2022, la zone couverte par Roma 1 comptait 7 125 titulaires d’une carte STP vaccinés, aucune donnée à l’échelle du pays n’est disponible. Le ministère de la Santé n’a pas souhaité répondre à nos questions à ce sujet.

En Lombardie, région la plus durement touchée par la pandémie, seules 33 000 personnes possédant des cartes STP ont été vaccinées. Les organisations qui y travaillent soulignent le manque de volonté politique des autorités régionales. “Sans les organisations civiques, les migrants en situation irrégulière n’auraient pas pu se faire vacciner en Lombardie, et encore moins obtenir un certificat de vaccination”, explique Anna Spada, qui travaille pour Naga, une organisation bénévole qui aide les étrangers en situation irrégulière et les personnes sans-abri à Milan. “Nous avons aidé des personnes déjà exclues à venir à bout de ce flou administratif.

👉 Article original à retrouver sur Domani

En collaboration avec European Cultural Foundation

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