Dans les collines de Dalías, près d'Almeria (Espagne), un groupe de trente pompiers de l'INFOCA, le service de lutte contre les incendies de la région d'Andalousie, brûle une zone de broussailles dans une parcelle de 40 hectares. Des chercheurs et des pompiers expérimentés en matière d'incendies contrôlés sont également présents en ce début décembre 2023. Il ne s'agit pas d'une frénésie pyromane, mais d'une activité bien planifiée d'"herbivorie à la Pyrrhus" [comme définie par le programme COMPAS, à rapprocher du brûlage pastoral en français], dans le cadre d'un programme mené par des centres de recherche dans trois régions espagnoles : l'Andalousie, la Galice et la Navarre.
Au sein du camp expérimental de Dalías, constitué sous l’égide du programme COMPAS, on étudie les effets des incendies contrôlés dans cette zone au climat particulièrement sec, sujette à la désertification et facilement incendiable. Une définition qui correspond aujourd’hui à de nombreuses autres régions du bassin méditerranéen et au-delà.

L'utilisation du feu pour éliminer le combustible naturel, c'est-à-dire la végétation sauvage qui s'est desséchée et accumulée au fil du temps, n'est pas nouvelle. Il était courant autrefois de brûler une partie de la végétation pour éliminer les broussailles et ainsi réduire le risque d’incendie incontrôlé à l’avenir. Le paysage naturel a toujours été modifié par le feu, utilisé comme outil pour "dompter" la végétation et fertiliser les sols. Le terme latin "lucus", inventé dans la Rome antique, servait justement à décrire l'acte de brûler les forêts par le feu. En Australie, pays qui a vu partir en fumée 25 millions d'hectares en 2020 – soit l'équivalent de la péninsule italienne – les Aborigènes pratiquaient les brûlis dans les temps anciens comme moyen de domestiquer le paysage, comme le rapporte Victor Steffensen dans un livre sur les techniques employées par les premiers habitants de l'île pour lutter contre les incendies.
Jusqu'au milieu du XXe siècle, en Europe du Sud, le paysage montagneux était une mosaïque de zones traditionnellement agricoles mélangées à des forêts et des villages. Le feu était largement employé pour façonner le paysage. Avec l'exode rural des dernières décennies, cet équilibre a changé, le paysage est devenu plus homogène et plus vulnérable aux grands incendies, et le feu en tant qu'outil est progressivement banni de notre imagination et de notre utilisation.
L'objectif de projets tels que le COMPAS est de réintroduire l'utilisation du feu et des pâturages sous une forme combinée, l'"herbivorie à la Pyrrhus" mentionnée ci-dessus. “On identifie d'abord une zone de pâturages présentant un risque élevé d'incendie, avant d’organiser le ‘brûlage’ d'une zone spécifique afin d'éliminer les broussailles et la végétation basse”, explique Justo Porfirio Arroyo, technicien chargé d'identifier les zones d'application des brûlages dirigés et de contacter les bergers de la région. “Au bout de quelques mois, les herbivores, généralement des chèvres et des moutons, sont amenés pour y paître, car ils préfèrent les pousses issues du feu, qui sont plus tendres que les plantes sauvages qui ont poussé et se sont desséchées au fil du temps", ajoute-t-il.
"Bien que cela soit surprenant, nous constatons que la biodiversité de la flore augmente après le brûlage et le pâturage. Nous constatons maintenant que la biodiversité des insectes s'améliore également. Avec les feux contrôlés, les températures ne sont pas élevées, comme c'est le cas pour les feux plus importants, et le cycle de fertilité du sol est plus rapide", résume Ana Belen Robles, de la station expérimentale de Zaidín à Grenade, et partenaire du projet COMPAS. “Le problème aujourd'hui est de trouver des éleveurs, et il en reste très peu. Il est important de comprendre que le pâturage extensif ne produit pas seulement de la viande et du lait pour la consommation, mais qu'il fournit toute une série de services écosystémiques au paysage.”
Autrefois, c'étaient les bergers eux-mêmes qui utilisaient le feu pour gérer les alpages, mais cette pratique a été abandonnée en partie à cause des lois plus strictes sur les incendies. "Aujourd'hui, la quantité de combustible organique est beaucoup plus élevée que par le passé, après des décennies de négligence ; les bergers ne font plus confiance au feu, de peur qu'il ne devienne incontrôlable", ajoute Robles.
C'est pourquoi le projet COMPAS envisage la création, par le biais de l'éducation, d'une nouvelle figure professionnelle, celle du "gestionnaire de combustible", c'est-à-dire du personnel compétent pour réduire l'accumulation de ce que l'on appelle la "masse forestière", la végétation qui rend les forêts denses et impénétrables. Cette masse est dite "combustible" parce qu'elle s'enflamme facilement pendant les mois les plus secs et les plus arides. Combinée aux effets du changement climatique, elle crée les conditions idéales pour de grands incendies incontrôlables et destructeurs.

"Pour ce faire, nous devons comprendre quelles sont les difficultés juridiques, c'est-à-dire quelles sont les législations régionales qui s'y opposent, et faciliter l'utilisation des brûlages dirigés en combinaison avec le pâturage extensif", poursuit Robles. En Espagne, environ 60 % des forêts appartiennent à des propriétaires privés. Il n'est donc pas toujours facile de convaincre les personnes possédant des terres à haut risque d'incendie des avantages que le feu contrôlé peut avoir en tant que forme de prévention. Il est donc essentiel d'accompagner l'initiative d'une éducation et d'une sensibilisation au feu en tant qu'"allié" dans l'adaptation au changement climatique, au lieu de le supprimer de l’équation sous toutes ses formes.
Le recours au pâturage extensif est une technique adoptée depuis des années par des autorités telles qu'INFOCA, mais ce n'est pas la seule. L'élimination des broussailles dangereuses peut également être réalisée à l'aide de machines lourdes, ou manuellement par des opérateurs qualifiés. "Mais certaines zones sont très difficiles d'accès avec des machines ou des outils plus légers, alors que des animaux comme les chèvres et les moutons y arrivent sans problème. Une action mécanique coûte environ 900 à 1 000 euros par hectare, et peut atteindre 2 500 euros si la végétation est dense. Avec le pâturage, l'entretien coûte en moyenne 60 euros par hectare", explique Justo Porfirio Arroyo.
Les éleveurs reçoivent ensuite une subvention de l'INFOCA en fonction de différents facteurs, tels que la dénivelé du terrain et le type de végétation, et créent ainsi des zones "coupe-feu" avec moins de combustible accumulé, ce qui revient à apprivoiser le paysage.

L'utilisation du brûlage dirigé apparaît donc comme une solution possible – et nécessaire – aux problèmes rencontrés par la région méditerranéenne, au point que la méthode est désormais également soutenue par l'Agence européenne pour l'environnement (AEE) comme une forme d'atténuation du changement climatique. Une synergie entre pompiers, techniciens forestiers, éleveurs et centres de recherche pourrait bien être la clé pour prévenir les méga-incendies du futur et ainsi redécouvrir l’alliance que nous avons jadis passée avec le feu.
Cet article a été publié dans le cadre du projet FIRE-RES, cofinancé par l'Union européenne. L'UE n'est en aucun cas responsable des informations ou des points de vue exprimés dans le cadre de ce projet. La responsabilité du contenu incombe uniquement à Voxeurop. Lire d'autres articles du projet FIRE-RES sur le site de l'European Data Journalism Network (EDJNet).
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