Décryptage L’Europe des complots | Entretien avec Andreas Önnerfors

Andreas Önnerfors : “En Europe, les théories du complot alimentent le récit populiste”

Andreas Önnerfors est professeur d'histoire des idées à l'université de Salzbourg, en Autriche. Il est spécialiste de l’idéologie de l’extrême droite en Europe, du phénomène de la radicalisation et des théories du complot. Il détaille dans cet entretien accordé à Voxeurop les spécificités du conspirationnisme européen et celles qui ciblent spécifiquement l'UE. Dernier volet de notre série sur le complotisme en Europe.

Publié le 30 juillet 2021 à 15:42

Peggy Corlin pour Voxeurop: Le titre de votre livre est Europe: Continent of Conspiracies (“L’Europe : continent des complots”). Les théories conspirationnistes sont-elles plus répandues en Europe qu’ailleurs ?

Andreas Önnerfors : Non, c’est différent. Nous nous sommes focalisés sur la façon dont les théories conspirationnistes avaient façonné la politique américaine depuis 1776 [la Déclaration d’indépendance américaine, ndlr] et sur le style paranoïaque de la politique américaine pendant le Maccarthisme, lors de l’affaire Iran-Contra, depuis le 11 septembre et depuis 2016 avec l’émergence du phénomène QAnon. Nous voulions voir s’il y avait un phénomène équivalent en Europe. Et l’on peut affirmer qu’il est différent en raison de la situation particulière de l’Europe.


Théories du complot et désinformation

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Qu’est-ce qui est spécifique à l’Europe ?

A la différence notable des Etats-Unis, les théories conspirationnistes en Europe comportent toujours la notion de menace extérieure. Les Américains, eux, ont des groupes imaginaires au sein de la société américaine censés vouloir la détruire, comme les communistes ou certains groupes catholiques dans les années 1920. En Europe, on assiste à une double dynamique : d’une part, celle relative aux ennemis intérieurs – les gays, les lesbiennes, les francs-maçons…– et d’autre part, celle  provenant de l’extérieur – l’Autre musulman, l’Autre juif, l’Autre russe – tous déterminés à dissoudre l’unité du continent.

Les institutions européennes et l’UE elle-même sont-elles la cible de théories du complot ?

Les deux premiers chapitres de notre livre traitent de l’islamophobie montante en Europe, où les partis populistes attirent de plus en plus l’électorat et où la supposée invasion des Musulmans – le “grand remplacement” évoqué par l’auteur français Renaud Camus – est un thème à part entière. Le plan Kalergi est souvent évoqué comme le plan majeur de la restructuration de l’Europe, comme l’élément fondateur de l’Union européenne et de ses institutions, une preuve de l’attaque ultime contre les Etats nationaux et leur indépendance. Car du côté des ennemis intérieurs, les institutions européennes font aussi partie du complot. Elles imposent une structure supra-nationale qui menace l’Etat nation, la famille nucléaire, les valeurs traditionnelles etc. Cela peut prendre différentes formes : pour certains, les institutions de l’UE sont des institutions totalitaires séculaires, pour d’autres une tentative de prise de pouvoir catholique de la part du Vatican. Dans les pays d'Europe du nord, les théories du complot autour des institutions européennes portent sur la peur qu’une vague catholique  détruise la liberté et l’indépendance nordique. C’est ce qui a aussi nourri le Brexit au Royaume-Uni, où une culture du droit, des institutions et de l’élaboration des politiques d'origine étrangère sont perçus comme une menace.

Les théories du complot peuvent aussi conduire à des tueries, comme les attentats commis par Anders Breivik en Norvège en 2011. Comment cela est-il possible ?

Anders Breivik a perpétré son attentat il y a 10 ans. Un chapitre de notre livre porte spécifiquement sur la théorie de l’Eurabie dont il était partisan. Selon cette théorie, les ennemis intérieurs et extérieurs de l’Europe collaborent : les libéraux et les féministes travaillent main dans la main avec les musulmans radicaux du Moyen-Orient pour faire venir les leurs et envahir l'Europe, ainsi que pour saper l'indépendance des Etats nationaux et les valeurs chrétiennes de l'Europe. Dans cette théorie, toute forme d'immigration musulmane est dépeinte comme un acte hostile, selon les mots de Renaud Camus. Mon chapitre dans le livre montre comment ces idées sont devenues des manifestes terroristes, comme dans le cas de Breivik, mais aussi dans l'attaque de 2019 contre la synagogue de Halle, en Allemagne [2 morts], et celle de 2020 à Hanau, en Allemagne également, où 10 personnes ont été tuées dans des bars à chicha. Une nouvelle variété de théories sur l’Eurabie a récemment été développée, selon laquelle les Européens sont remplacés par de méchants étrangers. Les Juifs seraient derrière ce phénomène, et ce remplacement est contrôlé par quelqu'un d'autre.

Certains Etats-membres de l’UE sont-ils davantage visés par le conspirationnisme que d’autres ? 

Oui. Notre livre montre que l’Allemagne est une cible à part entière. Cela a commencé pendant la crise de la dette grecque, qui a débuté  en 2008, lorsque l’Allemagne est intervenue en première personne et a en quelque sorte tenté de dicter la façon dont l’économie grecque devait être remise sur pieds. Dans les médias grecs, l’UE était soudainement décrite comme la continuation du 3ème Reich, comme un 4ème Reich mené par les Allemands. Cette idée a été reprise par la désinformation russe. Dans le débat sur le Brexit, l’Allemagne a aussi été visée comme voulant contrôler et dominer la politique européenne, ici aussi comme une continuation du 3ème Reich. 

Qui répand et tire profit de ces théories ?

Plusieurs groupes en tirent profit : les populistes de droite comme de gauche. Car l’un des ingrédients déterminants des messages populistes, c'est l’idée que l’élite est contre le peuple. Un leader fort parle au nom du peuple et porte cet antagonisme. Comme on l’a vu durant la dernière décennie, les mouvements populistes de droite tirent particulièrement profit des théories conspirationnistes. Car vous pouvez pointer du doigt les experts, l’Etat de droit, l’élaboration des politiques à l’échelon supra-national ou encore la classe politique comme votre ennemi central. Et cela attire beaucoup de gens. Les théories du complot se retrouvent alors logiquement dans le discours de certaines organisations politiques nationales, qu’il s’agisse de Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, l’AFD en Allemagne, le Rassemblement National en France, ou dans la campagne en faveur du Brexit au Royaume-Uni. Par ailleurs, ces théories sont utilisées par des acteurs extérieurs dans des opérations de désinformation. La Russie est à l’origine de nombre de ces récits, ainsi que la Chine, mais dans une moindre mesure. Les principaux acteurs sont néanmoins les médias et réseaux sociaux loyaux à l’Etat russe. Car les théories conspirationnistes sont très puissantes : elles peuvent servir d’utile explication d’événements politiques en cours et couper l'herbe sous les pieds des opposants politiques. Cela se fait à peu de frais car cela se produit sur le plan du récit, et non des faits ou des programes. Or ces récits prennent de plus en plus d’importance. Par ailleurs, venant de l’extérieur, il y a aussi QAnon qui a commencé à envahir le discours européen, en particulier dans les mouvements covidosceptiques.

Y a-t-il des régions d’Europe où ces théories sont plus répandues que d’autres ?

Tout dépend de ce que vous souhaitez analyser. Concernant les pays enclins à intégrer la désinformation russe, on peut voir, comme cela a été le cas lors des les récentes élections législatives en Moldavie, que le camp anti-UE était celui sensible aux théories du complot contre l’Union européenne et ses institutions, ou contre les valeurs libérales de l’ouest. Idem pour Viktor Orbán et la polémique autour des lois anti-LGBT. Ce type de récit, qui relie les LGBT+ aux complotistes européens, est très fort dans le sud-est de l’Europe. Il y a une ceinture, qui va de la Pologne à la Mer Noire, où les valeurs européennes font l’objet d’une interprétation différente par rapport à l'Europe occidentale. Les campagnes de désinformation russe sont très présentes dans cette région. Concernant les théories covidosceptiques, elles sont fortes de Berlin à Londres. Des millions de gens ont défilé à Berlin, aux Pays-Bas ou encore à Londres. Il y a aussi un mouvement covidosceptique au Danemark. Il est donc difficile de dire que les théories du complot sont plus importantes dans tel ou tel endroit. Il faut se pencher sur chacun des récits.

Les théories conspirationnistes sont très puissantes : elles peuvent servir d’utile explication d’événements politiques en cours et couper l'herbe sous les pieds des opposants politiques. Cela se fait à peu de frais car cela se produit sur le plan du récit, et non des faits ou des programes. Or ces récits prennent de plus en plus d’importance.

Des événements particuliers ont-ils accéléré le développement de ces théories ces dernières années ?

Oui. Les théories conspirationnistes se calquent toujours sur les mêmes schémas de crise que vit l’Europe. En cas de crise, les gens veulent des réponses immédiates à la question : pourquoi cela arrive-t-il ? Les théories du complot sont puissantes pour apporter des explications. Elles expliquent non seulement les faits mais aussi la morale qui les sous-tend. On vous dira toujours qui est responsable et qui a fait quelque chose de mal. C’est un schéma qui se répète depuis dix ans. Durant la crise financière, il était facile d’accuser le capital international et les mondialistes d’avoir manipulé l’économie. La crise des réfugiés a ensuite été un terrain de fantasme parfait, certains croyant que cela n’arrivait pas par hasard, que quelqu’un était aux commandes. Et aujourd’hui, le Covid est la crise parfaite pour offrir des récits explicatifs nouveaux.

Les théories du complot rassemblent aussi un large éventail de gens durant les manifestations contre les restrictions sanitaires pour contrer le Covid-19.

Oui. C’est étonnant comme ces manifestations réunissent des gens de camps différents. En particulier, une gauche alternative plus écologique et le camp souverainsite autoritaire traditionnel. En Allemagne, par exemple, ils se retrouvent tout à coup sur le devant de la scène ensemble, se prenant dans les bras. La mentalité conspirationniste a d’une certaine manière réussi non seulement à unir les extrêmes entre eux mais aussi avec une mouvance plus “mainstream”. Les skinheads d’extrême droite marchent avec les militants écologistes contre le gouvernement, qui est perçu comme la principale menace. C’est un phénomène nouveau.

Ces théories conspirationnistes sont-elles dangereuses ?

Sans aucun doute. Il y a toutefois une différence dans les idéaux politiques concernés. Si l’on considère que la politique doit être conduite par les passions, on peut accepter une dose de rage et de colère, comme moteurs de la mobilisation politique au sein d’une démocratie. Par opposition, on peut voir la démocratie comme une politique de la raison, constituée de l’Etat de droit et d’experts préparant les bases d’une saine délibération politique. C’est une alternative déterminante. Les théories du complot sont dangereuses car elles placent le curseur à 100 % du côté de la politique de passion, qui échappe à la logique. Ces théories tentent de reproduire des arguments rationnels mais elles sont vite discréditées. Elles ne tiendraient jamais devant un tribunal ou à l’épreuve d’une étude scientifique. Mais la politique de raison capote. Or quand au Royaume-Uni, durant la campagne sur le Brexit, les juges de la Haute Cour sont qualifiés “d’ennemis du peuple”, la politique de passion se révèle dangereuse. Nous avons aussi découvert durant les manifestations covidosceptiques à Berlin, et bien sûr le 6 janvier à Washington DC, lors de l’assaut contre le Congrès des Etats-Unis par des extrémistes de droite partisans du président sortant Donald Trump, que la violence pouvait servir d’arme pour faire tomber les politiciens. Les manifestations covidosceptiques et anti-vaccin sont très dangereuses.


À lire

Dans Europe: continent of conspiracies, sous la direction de Andreas Önnerfors et André Krouwel (Routledge, 2021), il est étudié pour la première fois l'impact des théories du complot sur la compréhension de l'Europe en tant qu'entité géopolitique ainsi qu'en tant qu'espace politique et culturel imaginé. En se concentrant sur les développements récents, les différents chapitres explorent un éventail de positions conspirationnistes liées à l'Europe.

Dans le climat actuel de peur et de menace, de nouveaux et anciens imaginaires de conspirations tels que l'islamophobie et l'antisémitisme ont été mobilisés. Une image dystopique, voire apocalyptique, de l'Europe en phase terminale de déclin est évoquée dans les médias pro-Kremlin d'Europe de l'Est, et en particulier de Russie, tandis que l'UE apparaît comme un écran sur lequel plusieurs récits de conspiration sont projetés à l'échelle transnationale, de la crise de la dette grecque à la migration, en passant par le Brexit et la pandémie de COVID-19. Les perspectives méthodologiques appliquées dans ce volume vont de l'analyse qualitative du discours et des médias aux approches quantitatives socio-psychologiques, et il y a un certain nombre d'études de cas nationales et transnationales.

En association avec la Fondation Heinrich Böll – Paris

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