L’Europe peut-elle résister aux feux croisés des big tech made in USA ?

Les attaques en règle d’Elon Musk et des autres libertariens de la Silicon Valley contre la réglementation numérique européenne en matière de lutte contre la désinformation et les abus de position dominante dans le secteur des big techs ont décuplé depuis la réélection de Donald Trump et la nomination de Musk au gouvernement américain. De quelles marges de manœuvre l’Union européenne dispose-t-elle concrètement ?

Publié le 17 février 2025

L’intégrité des élections en Europe ainsi que la possibilité d'un débat exempt de toute désinformation provenant de l'étranger sont aujourd'hui remis en cause par les interventions répétées d’Elon Musk, le patron du réseau social X, de Tesla et de Space X, ainsi que par TikTok, la plateforme chinoise, et par Meta, la société de Mark Zuckerberg, dont les filiales comprennent Facebook, Instagram, WhatsApp et Threads.

L’éditorialiste américaine Anne Applebaum note dans The Atlantic que “TikTok affirme que la société n'accepte aucune publicité politique payée. Meta, qui a annoncé en janvier qu'elle abandonnait la vérification des faits sur ses sites aux Etats-Unis, affirme également qu'elle continuera à se conformer aux lois européennes. Mais même avant le changement radical de politique de Zuckerberg, toutes ces promesses étaient vides de sens” analyse Applebaum. “Plusieurs pays européens, dont le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France, ont adopté des lois visant à mettre les plateformes en conformité avec leurs propres systèmes juridiques, en imposant des amendes aux entreprises qui enfreignent les lois sur les propos haineux ou qui hébergent d'autres contenus illégaux. Mais ces lois sont controversées et difficiles à appliquer.” En fait, poursuit-elle, “il n’y a au monde qu’une seule institution suffisamment grande et puissante pour rédiger et appliquer des lois susceptibles d'obliger les entreprises de la tech à modifier leurs politiques. C'est en partie pour cette raison que l'Union européenne pourrait bientôt devenir l'une des cibles les plus importantes de l'administration Trump.” 

Entré en vigueur l’an dernier, “le Digital Services Act (DSA) doit permettre aux Européens de lutter contre les contenus illégaux et toute forme de désinformation sur Internet, quand le Digital Markets Act [DMA, la réglementation européenne en matière de services en ligne] traque les abus de position dominante”, synthétise Virginie Malingre dans Le Monde. La correspondante à Bruxelles du quotidien français ajoute que “les grandes plateformes concernées par ces textes risquent une amende pouvant aller jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial dans le premier cas et 10 % dans le second. En dernier recours, elles peuvent aussi être contraintes de réduire leurs activités sur le sol européen”.

Depuis leur entrée en vigueur, rappelle-t-elle, “plusieurs enquêtes ont été ouvertes : dix au titre du DSA, dont une contre X, deux contre Facebook et deux contre Instagram ; six au titre du DMA, dont deux contre Alphabet, trois contre Apple et une contre Meta. A ce jour, seule l’une d’entre elles a été fermée, qui a permis le retrait de TikTok Lite, hautement addictif pour les jeunes, du Vieux Continent.”

Pour Malingre, la Commission a sur ce front “une obsession : être inattaquables pour ne pas ensuite être désavoués devant la Cour de justice de l’UE”. Une tâche titanesque, “d’autant que seules 250 personnes sont affectées à la mise en œuvre du DSA et du DMA, quand Google, X ou Meta font travailler des milliers de juristes”. 

La législation de l'UE vise à accroître le pouvoir de négociation des individus et, bien entendu, des Etats, car nous sommes aujourd'hui dans une situation où ces grandes plates-formes érodent presque la souveraineté de l'Etat”, explique dans un entretien à Il Manifesto Carola Frediani. Pour cette journaliste experte en droits numériques et animatrice de la plateforme Guerredirete, “ce que fait l'UE est presque une contre-attaque, et de la part de la nouvelle administration américaine, c'est perçu comme une aggression contre les industries américaines. Car les grandes plateformes sociales, à commencer par X, sont bel et bien américaines et cherchent à s'implanter sous la présidence Trump pour échapper à cette politique européenne.”

Après avoir listé les entrepreneurs de la Silicon Valley qui se sont distingués pour leurs prises de position conservatrices – voire réactionnaires – et libertariennes, Frediani note que “ce qui unit [leurs] visions quelque peu éclectiques et contradictoires […] c'est leur mépris de la démocratie libérale, faite de corps intermédiaires, de contre-pouvoirs et de lois limitant le champ d'action des entreprises contrôlées par ces personnes. Et c'est dans ce sens qu'ils agissent, Musk comme les autres, pour affaiblir l'Union européenne et saper ses intérêts économiques et stratégiques.”

Les clashs entre Musk et l’UE sont inévitables, car, comme le note György Folk dans HVG, Musk “contrôle un réseau social soumis au DSA, la réglementation européenne en matière de services en ligne ; Tesla est un acteur industriel européen majeur (la Gigafactory de la firme automobile à Berlin-Brandebourg Grünheide représente un investissement de 4 milliards d'euros), Space X (et sa société de télécommunications par satellite associée Starlink) bénéficie de subventions dans le cadre de programmes de financement de la recherche spatiale de l'UE”. Il est donc particulièrement significatif qu'Elon Musk “dépense une partie de ses revenus pour financer des partis populistes d'extrême droite”, ajoute Folk.

La tâche de l'Union européenne et des autorités nationales est de faire respecter les lois européennes relatives aux réseaux sociaux”, rappelle pour sa part Caspar Schwietering dans Tagesspiegel. “La haine et l'incitation à la haine doivent avoir des conséquences. Les autorités devraient examiner de près X […] Il faut vérifier si Musk utilise son contrôle sur les algorithmes de X pour donner plus de résonance aux positions d'extrême droite. L'Europe ne doit pas tolérer une telle manipulation de l'opinion publique.”

L'UE doit briser la machine à manipuler des grandes entreprises technologiques”, renchérit Johnny Ryan dans The Guardian, pour cela, “Ursula Von der Leyen et Henna Virkkunen [la commissaire européenne à la Souveraineté technologique, la sécurité et la démocratie] devraient prendre trois mesures urgentes pour protéger la démocratie. Premièrement, accélérer radicalement les mesures prises dans le cadre du DSA contre les algorithmes qui font dérailler le débat politique. […] Deuxièmement, exercer une forte pression politique sur l'Irlande pour qu'elle applique le règlement général sur la protection des données (RGPD), à l'encontre des grandes entreprises technologiques. […] Troisièmement, les autorités nationales doivent se préparer à prendre des mesures contre les algorithmes des big techs, voire à les exclure de leurs marchés s'ils résistent.

Alors, les dirigeants européens ont-ils la possibilité de faire quelque chose pour contrer cette déferlante ? “Pas la moindre”, affirme l’expert Rasmus Kleis Nielsen. Dans les colonnes du quotidien danois Politiken, l’ancien directeur de l’Institut Reuters pour les études sur le journalisme de l’Université d’Oxford rappelle en effet que “bien que le Royaume-Uni et l'Union européenne aient tous deux introduit une nouvelle législation en matière de numérique et l'aient présentée comme une protection contre la désinformation et l'ingérence étrangère, elle ne fournit pas immédiatement aux politiques des outils pertinents. Cela peut être frustrant, mais en principe, c'est compréhensible. La liberté d'expression protège à la fois le droit de Musk de s'exprimer et notre droit de lire ce qu'il dit, si nous le souhaitons”, ajoute-t-il.

“Et ce droit fondamental […] ne se limite pas à un discours ‘correct’, mais protège également les discours ‘qui peuvent choquer, offenser et déranger’”. Par ailleurs, rappelle Nielsen, “le défi pour les Européens, c’est que cela prend du temps s'ils veulent utiliser les outils existants pour faire taire Musk. […] C’est une chose de fermer un média public de Vladimir Poutine, comme l’UE l’a fait en 2022. C’en est une tout autre de s’en prendre à la Maison Blanche, à l’homme le plus riche du monde et aux forces qui, en Europe, partagent ses idées”. Peut-être, conclut-il, “à la fin, la moins mauvaise option, c’est de croire en la capacité des gens à tenir bon, malgré la tempête qui souffle de toutes parts”.

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