Reportage Les Voix de l’Ukraine

À la frontière biélorusse, la vie en suspens des Ukrainiens restés sur place

Les habitants de Vetly, un village de la région de Volhynie situé près de la frontière biélorusse, vivent sous la menace constante de la Russie. Les forêts sont minées et les restrictions militaires drastiques. Leur vie a radicalement changé, affectant leurs moyens de subsistance et leurs relations sociales.

Publié le 19 décembre 2023 à 10:13

La Biélorussie aide activement la Russie dans sa guerre contre l'Ukraine. Au tout début de l'invasion, une partie des troupes russes venait de son territoire et les premiers missiles russes à frapper les villes ukrainiennes ont également été lancés depuis le pays. Les Russes se sont emparés de certaines parties des régions de Kiev, Tchernihiv et Soumy, près de la frontière. La zone a ensuite été reprise par les forces armées ukrainiennes, mais elle est toujours menacée. Le village frontalier de Vetly, dans la région de Volhynie, s’y trouve.

Vetly, Volhynie, Ukraine

La région de Volhynie est située dans le nord-ouest de l'Ukraine, et borde la Pologne à l'ouest et la région de Brest en Biélorussie au nord. Le village de Vetly est l'une des localités de cet oblast [subdivision administrative ukrainienne] qui borde l'allié russe. Comment ses habitants font-ils face à leur nouvelle vie ?

Vetly, comme toutes les autres villes et villages de cette région de l'Ukraine, se prépare constamment à un assaut venant du territoire de l'allié de Vladimir Poutine. Et ce pour de bonnes raisons : après l'échec de la rébellion de la milice Wagner en juin 2023, Alexandre Loukachenko, le président de la République biélorusse a invité les mercenaires à installer leurs camps en Biélorussie.

Fin juin 2023, le dictateur biélorusse a déclaré que "la plupart" des armes nucléaires russes qu'il était prévu de déplacer sur le territoire s'y trouvaient déjà. Et ce, malgré les affirmations de Loukachenko selon lesquelles ses troupes ne constituent pas une menace pour l'Ukraine. Les exercices militaires conjoints censés être organisés par les deux alliés permettent à Moscou de conserver ses troupes en Biélorussie, de maintenir la pression sur l'Ukraine et d'étendre la ligne de front.

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Le 1er décembre de la même année, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé que la construction de fortifications d'Avdiïvka, en Volhynie, devait être accélérée. Le 14 décembre, la Biélorussie a repris les exercices conjoints avec les forces armées russes. Les manœuvres à la frontière avec l’Ukraine ont commencé plus d’un an auparavant, le 29 avril 2022.

Les habitants qui vivent près de la frontière biélorusse disent entendre régulièrement des avions ennemis voler à proximité. Ils admettent avoir peur. Personne ne sait quels sont les plans de la Russie.

Sergueï Naev, le commandant des forces armées ukrainiennes, a souligné que l'armée défendait la frontière. En cas de menace, l'état-major redéploiera les forces et le matériel nécessaire dans les zones appropriées, promet-il.

Une vie sous la menace constante de la Russie

Vetly est le village le plus isolé de Volhynie. La frontière avec la Biélorussie se trouve à une dizaine de kilomètres seulement, au-delà des forêts et des marécages.

Auparavant, la frontière n’était tracée que sur papier – le processus de démarcation proprement dit n'a été achevé qu'en 2023. Aujourd'hui, son côté ukrainien est miné et fortifié par une clôture de barbelés, des fossés et des remparts. Des soldats veillent à la sécurité des habitants.

Les premiers jours de la guerre à Vetly

Les habitants de la région racontent avoir eu très peur lorsque la guerre a éclaté, en février 2022. Certains sont partis, tandis que d'autres sont restés pour se battre.

"Les premiers jours de la guerre, les habitants ont activement aidé les militaires", raconte Nadiya Martyniouk, qui habite dans la région. "Ils ont creusé des tranchées, amassé de la terre dans des sacs, aménagé des abris, aidé à construire des fortifications et mis en place des postes de contrôle. Tout le monde courait dans tous les sens et prêtait main-forte. Les filles fabriquaient des filets de camouflage et des bougies pour les tranchées. Le premier jour, personne ne savait quoi faire. Les hommes ont commencé à organiser une milice locale, à patrouiller dans les rues la nuit en groupes, à veiller au respect du couvre-feu."

Une autre habitante, Valentyna Petrivna, raconte : "Maintenant, nous avons un peu progressé, mais au début, nous restions dans les caves et ne passions pas la nuit dans la maison. Nous fermions la maison et courrions à la cave au milieu de la nuit pour y dormir. Mais vous ne [pouviez] pas y rester longtemps parce qu'il y [faisait] froid. Nous avions tout ce qu'il fallait. Mais malgré tout, je me sens différente par rapport à avant."

Construction of the wall on the border with Belarus in Volyn region. | DR
Construction du mur à la frontière avec la Biélorussie dans la région de Volhynie. | Photo : Telegram/Kyrylo Tymoshenko

Avant la guerre, beaucoup vivaient de la vente de myrtilles et de champignons cueillis dans les forêts. Certains clients étaient des touristes qui venaient voir le lac Bile ["Lac Blanc"], qui se trouve juste à la frontière de l'Ukraine et de la Biélorussie. Certains partaient travailler dans la Pologne voisine. Mais la guerre a tout bouleversé, raconte Nadiya Martyniouk. Les prix des baies sauvages ont chuté et les forêts sont devenues dangereuses.

"Nous allons dans la forêt pour cueillir des champignons et des myrtilles, mais seulement là où elle n'est pas exploitée", explique-t-elle. "Parce que la plupart des endroits où tout le monde avait l'habitude de les cueillir sont maintenant minés. Les gens n'y vont pas, ils ont peur et ne veulent pas prendre de risque. Partout où la forêt et les maisons sont proches, nous avions l'habitude d'aller cueillir."

Elle ajoute : "L'année dernière, les gens ont essayé d'aller dans la forêt pour gagner un peu d'argent, mais le prix des myrtilles était bas. Les prix n’ont pas augmenté en 2023, bien au contraire – et peu importe que les myrtilles soient encore meilleures. Les congélateurs des acheteurs sont encore remplis de la récolte de l’année dernière ; personne ne les achète à l’étranger, et l’Ukraine n’en consomme pas autant, explique Martyniuk. L'année dernière, nous avons obtenu 60 hryvnias [1,44 €] pour un kilo de myrtilles”, ajoute-t-elle. “Cette année, le kilo coûtait 35 hryvnias [0,85 €]. Qu'est-ce que les gens étaient censés faire ?"

La vie dans l’arrière-pays

"Il n'y a pas beaucoup de travail ici", poursuit Nadiya Martyniouk. "Et quand la guerre a commencé, beaucoup de jeunes sont partis, bien sûr. Certains sont revenus, d'autres pas. La plupart des habitants du coin travaillent à l'hôpital de Lioubechiv, ou à l'école, ou dans l'agriculture. 

Mais aujourd’hui comme hier, les gens du coin ont besoin d’argent. Pour emmener leurs enfants à l’école et les habiller. D’autant que l’hiver arrive. Où pouvez-vous gagner de l'argent ? Alors les gens vont dans la forêt en été. Beaucoup d'habitants ont planté des framboises, mais cette année, le prix était bas. Même gagner un centime est difficile, maintenant."

Une saison touristique perdue

Les habitants racontent qu'ils avaient l'habitude de recevoir beaucoup de touristes de Loutsk, de Kiev, d'autres villes et d'autres pays encore. Les visiteurs venaient avec leur tente et achetaient quelques gourmandises locales aux habitants. Mais c'était avant la guerre. Aujourd'hui, la zone du lac est envahie par la végétation et redevient sauvage. Elle est également minée – la frontière biélorusse est juste à côté.

Nadiya déplore les occasions perdues de cette ancienne région touristique : "Le rivage et la route qui mène au lac Bile sont minés. Plus personne ne s'y baigne, personne n'y pêche. Les gardes-frontières y veillent et refoulent tous ceux qui s'y rendent. Le lac a été miné au tout début de la guerre. Et maintenant, le lac gèle, et de la glace tombe sur les mines, qui se déclenchent d'elles-mêmes. Aussi bien la nuit que le jour."

Interdictions militaires et craintes locales

Bien que la plupart des habitants aient peur et évitent les zones minées, certaines personnes s'y rendent malgré l'interdiction stricte et les avertissements de l'armée et des gardes-frontières.

"On nous dit de ne pas aller dans la forêt", explique Nadiya. "Il y a certaines zones où l'on peut marcher et d'autres où l'on ne peut pas. Les gardes-frontières ne laissent personne traverser. Ils effectuent des patrouilles, circulent dans la forêt et avertissent les gens. Mais bien que l'on dise aux visiteurs qu'ils n'ont pas le droit d'y aller, ils s’y rendent quand même. Ils disent que l'interdiction les empêche de gagner de l'argent."

Lake Bile from the Ukrainian shore. | DR
Le lac Bile depuis la rive ukrainienne. | Photo : Nadiya Martyniouk

La perspective d’une attaque russe venue de Biélorussie est souvent débattue par les riverains. "Au début, beaucoup de gens ont déménagé", se souvient Nadiya. "On pensait que les Biélorusses du coin allaient quitter la région. Mais d'un autre côté, il y a beaucoup d'Ukrainiens qui vivent là-bas [de l'autre côté de la frontière].

Si l’habitante ne croit personnellement pas à la possibilité d’une attaque, reste que la population locale vit dans la peur – on ne sait jamais ce qui peut arriver, après tout. Maintenant, les gens se sont habitués à la situation et se sont calmés, mais au début, c'était très effrayant", se rappelle Nadiya. Elle ajoute : "Un jour, des gens m'ont raconté que tous les matins d'été, on entendait les Biélorusses faire du bruit dans la région du lac Bile. Tout le monde ici avait peur. Personne ne comprenait ce qu'était ce bruit. Je ne sais pas s'il s'agissait d'exercices militaires ou du travail des fermes collectives. Mais à cette époque, nous étions dans un tel état que nous avions peur de chaque bruit sourd."

Ukrainiens des deux côtés de la frontière

Dans le nord de la Volhynie, les gens regardent la télévision et écoutent la radio biélorusse depuis des générations. L'Etat ukrainien n'a pas été en mesure d'assurer la diffusion analogique des chaînes nationales dans la région. "Non, nous n'avons pas la télévision biélorusse, mais nous pouvons capter la radio", explique Nadiya Martyniouk.

Après l'effondrement de l'Union soviétique et le déclin des fermes collectives, de nombreux villageois de Vetly sont partis travailler en Biélorussie et ne sont jamais revenus. Ils y ont fondé des familles et se sont installés. Par conséquent, les habitants ont de nombreux parents de l'autre côté de la frontière.

Autoportrait de Nadiya Martyniuk.
Autoportrait de Nadiya Martyniouk.

"Aujourd'hui encore, certaines personnes restent en contact avec leurs proches qui vivent là-bas", raconte Nadiya. "C'est ainsi que la vie s'est déroulée. Nous avions l'habitude de leur rendre visite souvent, et maintenant nous voulons leur parler à nouveau. Mais aujourd'hui, ils ne laissent entrer personne, la frontière est fermée. Les gens disent que leurs proches de Biélorussie ont peur de parler de la guerre, et que lorsqu'ils commencent à en parler, quelque chose se passe au niveau de la connexion. Qui sait, ils sont peut-être sur écoute là-bas. C'est pourquoi tout le monde essaie de ne parler que de la famille et des enfants."

En ligne droite à travers la forêt, la Biélorussie n’est qu’à sept kilomètres. Il suffisait de sortir dans le jardin pour capter son réseau téléphonique et appeler les proches habitant de l’autre côté de la frontière. "Aujourd'hui encore, dans certains endroits, nous recevons des textos disant 'Bienvenue en Biélorussie'. Et quand nous rentrons chez nous, nous recevons d'autres messages : 'Bienvenue en Ukraine'. C'est comme ça que nous vivons maintenant”, résume Nadiya. Les habitants du coin plaisantent en disant qu'il s'agit d'une forme de propagande.

Une vie sans projet d'avenir

Beaucoup de villageois pensent que leur vie a maintenant changé pour toujours. "Nous avions l'habitude de vivre en paix", se remémore Nadiya Martyniouk. "Mais maintenant, même les gens ne sont plus les mêmes. Tout le monde a changé. Plus personne ne planifie quoi que ce soit à l'avance. Un jour de plus passe et on se dit 'Dieu merci !' En temps de paix, tout le monde avait des projets. Quand on nous a dit qu'il y aurait une guerre, nous n'avons pas cessé de nous demander qui allait attaquer. Personne ne sait si les Biélorusses vont attaquer. Personne n'y croit, mais quand même ..."

Vetlys main street
La rue principale de Vetly. | DR

Valentyna Petrivna Andreeva, une autre habitante du village de Vetly, est du même avis. Les habitants ont encore peur aujourd’hui, explique-t-elle, et beaucoup d'hommes du village sont partis se battre au front. C'est pourquoi tout ce que les gens veulent, c'est la paix. "Toute ma vie a changé", raconte cette retraitée. "Avant, les gens étaient joyeux, mais maintenant nous vivons dans la peur et c'est tout. C'est effrayant. Les jeunes avaient l'habitude de construire des choses, de faire des projets, mais maintenant plus personne ne construit rien. C'est une vie complètement différente. Notre village avait l'habitude d'aller de l'avant. Les jeunes se mariaient et commençaient tout de suite à construire une maison. Les gars partaient travailler ailleurs."

Et la guerre dans tout ça ?

"J'avais l'habitude de beaucoup parler à mes proches en Biélorussie au téléphone, nous leur rendions souvent visite", se souvient Valentyna Petrivna. "Mais maintenant, ce n'est plus le cas. Ils n'appellent pas et nous non plus. Au début, ils ne croyaient pas que la guerre avait commencé, mais maintenant ils ne veulent plus parler du tout. Nous n'appelons ni n'écrivons. C'est comme ça".

Cet article est publié en partenariat avec le projet "Voices of Ukraine" du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF).

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