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Dans la rue Pařížská de Prague – l’une des plus chères d’Europe centrale – se trouve une discrète porte marron foncé. Derrière selle, le siège de la holding Energetický a průmyslový Holding – EPH, la plus grande entreprise de la République Tchèque, dont les dividendes distribués à ses actionnaires en 2021 approchent les 850 millions d'euros. Elle appartient à l'homme d'affaires Daniel Křetínský, dont la fortune personnelle avoisine les 120 milliards de couronnes (près de 5 milliards d’euros).
Daniel Křetínský est un avocat tchèque dont la carrière est née au sein du groupe financier slovaque J&T. Touche-à-tout, il investit dans l'énergie à travers l'Europe, dans les médias en France (dont le quotidien Le Monde), dans le fonds d'investissement Vesa, la Royal Mail britannique ou encore PostNL, la poste des Pays-Bas. Le quatrième Tchèque le plus riche s’est également offert un luxueux manoir près de Paris pour des dizaines de millions d'euros en septembre 2022, qu’il prévoit de transformer en hôtel. Il possède également le club de football Sparta Prague et une participation dans le club de foot londonien West Ham United.
Au premier semestre 2022, EPH a enregistré un bénéfice de près de 1,3 milliard d'euros – un montant légèrement supérieur à celui de toute l’année 2021. La raison est évidente : EPH profite – encore plus que l'année dernière – de la hausse des prix de l'électricité et du gaz. La crise actuelle provoquée par la guerre en Ukraine y est pour quelque chose.
La crise a du bon
Paradoxalement, c'est donc la crise énergétique actuelle qui sauve l'entreprise de Křetínský. C’est uniquement grâce aux bénéfices engendrés par la hausse des prix de l’énergie qu’EPH Holding a enregistré une croissance en 2021.
Le transport du gaz russe vers l’Europe, business sur lequel EPH s’est appuyé jusqu’à maintenant, reste malgré tout bancal. Comme la société l'admettait récemment, des modifications des contrats à long terme ou des tarifs réglementés pourraient avoir un "effet négatif important sur les activités du groupe".
Křetínský a de quoi s’inquiéter, lui qui doit toute l’expansion d’EPH à l’acquisition d’une participation dans la société slovaque Eustream, le plus grand transporteur de gaz russe vers l’Europe. Un investissement fait en 2013 pour une coquette somme estimée à 2,5 milliards d’euros. Une affaire plus que juteuse : sa holding passe de 81 à 340 milliards de couronnes (environ 14 milliards d’euros) d’actifs, ses revenus font plus que doubler d'une année sur l'autre, et elle finit par se classer parmi les trois plus grandes entreprises tchèques. Assez d’argent pour se développer rapidement dans le secteur gazier, et surtout pour rembourser le groupe financier PPF du milliardaire Petr Kellner (décédé depuis), qui avait investi dans EPH lors de sa création.
La poule aux œufs d’or de Křetínský
L'achat des centrales à gaz slovaques n'aurait pas été possible sans la bénédiction du gouvernement au pouvoir à Bratislava à l’époque, mené par le social-démocrate Robert Fico. C'était la première fois – mais pas la dernière – que le gouvernement Fico allait aider EPH à s’offrir des entreprises énergétiques slovaques.
EPH a ainsi acheté en 2012 une participation de 49 % dans Slovenský plynárenský průmysl (SPP), l’entreprise qui gère notamment le gazoduc Eustream – qui traverse la Slovaquie et constitue une des principales portes d’entrée du gaz russe dans l’Union européenne – à ses propriétaires français et allemands de l'époque, GDF Suez et E.ON. Le tout avec l’assentiment du gouvernement slovaque, lors d’une transaction estimée à 2,6 milliards d'euros. Ce dernier maintient une participation de 51 % dans SPP, mais c’est EPH qui exerce la gestion.
Celle-ci a été précédée d'un accord avec le gouvernement de Fico, selon lequel EPH céderait à l'Etat sa division gaz domestique – déficitaire – en échange du maintien de la protection du gouvernement sur sa "poule aux œufs d'or", le transit du gaz russe par la Slovaquie, assuré par Eustream. SPP a en effet conclu un contrat de fourniture de gaz sur le long terme avec le géant russe Gazprom qui expire en 2028.
Dans le cadre de la transaction, les actionnaires se seraient partagés un dividende annuel d'au moins 600 millions d'euros par an pendant cinq ans. Pour acheter les actions, EPH a décroché un prêt de 1,5 milliard d’euros auprès d'un consortium international de banques, avant de dénicher les fonds nécessaires au remboursement grâce à des dividendes convenus à l'avance et à une réduction du capital social de plus de 1,2 milliard d’euros.
Par le biais d'une structure basée aux Pays-Bas, GDF Suez et E.ON avaient pour leur part endetté Eustream, qui avait émis des obligations d'une valeur de près de 1,25 milliard d'euros. EPH a donc de facto financé la totalité de l'achat avec les fonds qu'elle a elle-même prélevés auprès de la société qu'elle achetait.
Déshabiller Pierre pour habiller Paul, une stratégie à laquelle Křetínský semble habitué : en 2015, EPH avait levé plus de 750 millions d'euros de prêts auprès des compagnies gazières slovaques par le biais de ses filiales. Là encore, elle n'a pas eu à les payer avec ses propres deniers : ils ont simplement été ajoutés aux dividendes à venir. En trois ans, c’est ainsi plus de 1,75 milliard d'euros qui ont été tirés des centrales au gaz slovaques pour ses investissements et pour rembourser les parts de son autre actionnaire, PPF. Dans la finance, pas question de laisser l’argent dormir : qu’on l’ait et qu’on ne l’ait pas, il faut l’investir.
Investir coute que coute
Bien que l'EPH ait légèrement réduit ses prêts et ses crédits entre 2016 et 2020, cela n'a pas duré : l'endettement du groupe a augmenté de près d'un milliard d'euros de 2020 à 2021. Et, selon les résultats du premier semestre 2022, le volume des prêts et crédits à long terme continue de croître.
EPH a versé des dividendes record en 2020 tout en déclarant un endettement plus élevé l'année suivante. Fin 2020, les bénéfices de l’exploitation du transport de gaz représentaient 38,8 % des bénéfices totaux du groupe, mais seulement 23,3 % un an après. Selon le rapport annuel d’EPH, les profits générés par le transport de gaz avaient chuté de 53 % en un an. Et la guerre en Ukraine n'avait même pas encore commencé.
D’une main, Křetínský réalise ses investissements en dehors du secteur de l'énergie à l'aide des fonds provenant d'EPH, tout en endettant son entreprise de l’autre. Pendant ce temps, sa fortune personnelle croît d'année en année : de 8 milliards de couronnes en 2013 à 119 milliards actuellement – environ 4,8 milliards d’euros. Par rapport à l'année dernière, elle a augmenté de plus d'un tiers.
Les investissements continuent en 2022 – et pas seulement dans l'immobilier français. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Křetínský a annoncé son intention d'augmenter sa participation dans le groupe Casino et les chaînes de…