Reportage Guerre en Ukraine

Les pays baltes, terre d’asile des médias russes indépendants

Interdits de publication ou d’antenne ou menacés de fermeture depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, plusieurs médias indépendants russes comme Meduza, Novaïa Gazeta ou Provereno, ont fui le pays pour s’installer dans les pays baltes voisins.

Publié le 28 juin 2022 à 11:03

Vilnius, juin 2022. Le premier numéro publié depuis l’exil de Novaïa Gazeta Europe, le célèbre quotidien russe – dont le rédacteur en chef Dmitri Mouratov a été récompensé par le prix Nobel de la paix en 2021 – est sorti dans les kiosques lettons quelques jours avant le 9 mai, une date symbolique en Russie, marquant la fin de la Seconde guerre mondiale et la victoire sur le nazisme. Dans les pays baltes, cette date est controversée, ayant initié  cinquante années d’occupation soviétique.

Dans son éditorial, le rédacteur en chef de l’édition Kirill Martinov a rappelé son opposition à la guerre en cours. “Nous voulons être la voix des Russes qui n’accepteront jamais la guerre de Poutine et qui prônent les valeurs européennes”, affirme le jeune rédacteur en chef. Si le journal n’a pas vocation à être publié de manière régulière, ce premier numéro est là pour “montrer à la société russe et aux autorités que nous sommes toujours vivants”, précise Martinov, depuis son bureau installé à quelques mètres de Milda, la statue lettone de la liberté.

Internet, et surtout les réseaux sociaux encore autorisés en Russie comme Telegram, sont désormais le lieu où s’exprime la presse russe en exil. Ilya Ber s’est installé lui à Tallinn, en Estonie,  où il continue son activité au sein de la rédaction de Delfi, un site d’informations très populaire dans les pays baltes.  Il y  a quelques années, il a fondé son propre site de fact-checking, Provereno (“je vérifie”, en russe) est déjà à l’origine de nombreuses révélations, commela photo de la jeune femme enceinte fuyant la maternité de Marioupol et accusée d’être une actrice. Une collaboration s’est instaurée avec le média estonien qui l’accueille dans ses locaux, mais aussi avec d’autres médias russes installés dans les pays baltes comme Meduza, qui a trouvé refuge dès 2014 à Riga, en Lettonie.

Travailler à distance n’est pas compliqué pour ces journalistes russes – depuis la pandémie de Covid-19, tout le monde s’y est mis. Irina Shcherbakova n’est pas une exception : elle écrit pour le Moscow Times depuis la petite ville de Jurmala, sur la côte baltique, à quelques kilomètres de Riga. Le choix de s’installer là  n’est pas un hasard pour celle qui y passait toutes ses vacances d’été quand elle était enfant. Partie de Russie à cause de la guerre, après avoir été brièvement arrêtée le 24 février, elle ne traite désormais plus que de cela dans ses articles.


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"J’ai préparé un article sur la propagande pro-guerre dans les écoles russes et sur la Fondation Helping to Leave, une ONG qui aide les réfugiés ukrainiens à fuir la Russie. Je continue de couvrir la guerre et tout ce qui est lié” explique-t-elle.

En Russie, celle qui traitait des violations des droits de l’homme dans ses articles savait qu’elle n’était plus en sécurité pour travailler comme journaliste indépendante ; en Lettonie, elle peut non seulement décrypter l’actualité russepour des lecteurs étrangers, mais aussi continuer son travail de journaliste d’investigation. Elle rédige actuellement au portrait de l’opposant Vladimir Kara-Murza, une commande pour le média en ligne Meduza.

Kirill Martinov a encore une équipe de journalistes en Russie travaillant pour Novaïa Gazeta, mais la situation devient de plus en plus compliquée pour ceux restés au pays : “jour après jour, cela devient de plus en plus difficile de se reposer sur ce réseau de reporters. Les gens ne peuvent plus se présenter comme journalistes. Ils deviennent des sortes d’’agents’. Ils ne peuvent plus obtenir d’accréditation, de statut légal, parfois ils restent anonymes. Dans certains cas, on ne peut pas leur verser leur salaire”.

Ces médias russes exilés dans les pays baltes ont des ambitions, et Martinov ne cache pas les siennes : Mon but est de devenir la voix des Russes pro européens des deux côtés de la frontière. La deuxième chose que je voudrais serait recréer une Russie extraterritoriale qui serait comme une partie de la communauté européenne. Je sais que des millions de personnes parlant russe soutiennent l’Ukraine et l’Union européenne dans cette guerre”.  Dans la tradition du journalisme militant, Novaïa Gazeta s’engage avec le soutien des autorités baltes, qui délivrent des visas humanitaires à ses journalistes pour s’installer dans la région ; depuis le début de la guerre, Tallinn, Riga et Vilnius ont suspendu la délivrance de visas aux ressortissants russes. 

Un mois après le début de la guerre en Ukraine, la Lettonie avait déjà délivré 161 visas, mais la question demeure complexe et nourrit l’incertitude de nombreux Russes arrivés rapidement après le début du conflit grâce à un visa Schengen. Un permis de séjour dans les pays baltes  constitue un précieux sésame pour pouvoir s’installer de manière durable et reprendre son activité journalistique dans la région. Après quelques semaines d’incertitude, Ilya Ber a reçu le document tant convoité de la part des autorités  estoniennes.

Les pays baltes n’en sont pas à leur coup d’essai ; après l’annexion de la Crimée en 2014, dissidents politiques russes et journalistes viennent s’installer à Riga ou Vilnius. Galina Timchenko est alors la rédactrice en chef de lenta.ru, mais sa couverture partiale du conflit en Ukraine lui vaut alors d’être limogée. Elle décide alors de quitter son pays et de s’installer à Riga, une ville très russophone, et fonde le média en ligne Meduza.

Meduza n’est pas un site d’information quotidienne sur la Russie, mais une ouverture sur le monde en russe et pour un public russophone. Huit ans après le véritable début de la guerre en Ukraine, Meduza est toujours là, et reste une voix importante parmi les médias russes qui ont fui à l’étranger. Mais aujourd’hui, eux aussi ont été classés comme agents de l’étranger, et cette mention “infamante” figure sur chaque page de leur site.

Vilnius, la capitale lituanienne, est aussi coutumière des journalistes en exil. Beaucoup sont des blogueurs, biélorusses pour la plupart et ont trouvé refuge après les répressions qui ont fait suite aux manifestations contre les résultats truqués du scrutin présidentiel de 2020. Vohla et Andreï Pavuk comptent parmi la centaine de journalistes biélorusses réfugiés dans la capitale ; travaillant à l’origine dans la région de Gomel, dans le sud-est de la Biélorussie, ils continuent depuis leur exil de soulever dans un blog les questions que la population ne peut poser aux autorités sous peine d’être fichés et suivis.

L’exil des ces Russes et Biélorusses est parti pour durer longtemps, signe que les tensions se durcissent dans leurs pays d’origine, rendant d’autant plus compliquée la possibilité d’atteindre la population restée sur place, celle qui pourtant est le plus en manque d’informations épargnées par la propagande.

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