Reportage Guerre en Ukraine

Retrouver la vie d’avant, l’impossible espoir des exilés Russes de retour au pays

Près d’un million de Russes ont fui leur pays lorsque l’invasion de l’Ukraine a commencé. Cependant, la nostalgie, le manque d’argent, le chômage ou encore les mauvais traitements vécus à l’étranger ont forcé beaucoup d’entre eux à revenir en Russie. Et pour ceux qui ont fui, le retour à la vie ordinaire n’est pas toujours facile.

Publié le 26 octobre 2023 à 09:23

En 2022, des dizaines de milliers de citoyens russes ont quitté leur pays après le début de l’invasion de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine. Aujourd’hui, beaucoup décident de retourner dans leur patrie.

Pour certains, ce retour est forcé, leur pays d’accueil ayant refusé de leur accorder le droit de séjour. Pour d’autres, c’est l’impossibilité de s’intégrer à l’étranger et l’envie de retrouver la vie d’avant qui les poussent à rentrer en Russie. En effet, s’adapter à leur nouvelle vie peut être difficile ; même lors de conversations entre amis, celles et ceux qui ont fui la guerre craignent d’être écoutés par des espions russes ou des autorités en relation avec la Russie.

Piotr*, un commercial moscovite de 23 ans, est rentré d’Asie centrale en juin 2023. Il fait partie de ceux qui ont quitté précipitamment le pays après le début de l’invasion. Il n’est pas resté bien longtemps à l’étranger.

Lorsque j’ai reçu un ordre de mobilisation par SMS, j’ai eu peur. C’était d’ailleurs une des raisons de ne pas revenir”, raconte-t-il à openDemocracy. “Mais je suis fataliste et mon amour pour Moscou –ou pour la routine peut-être, je ne sais pas – l’a emporté sur les risques.”

Quant à l’atmosphère générale [en Russie], je m’en fiche complètement. Je n’ai ni peur ni espoir. Tout dans mon âme semble s’être asséché. J’ai passé deux semaines à me demander si je devais quitter [le pays où je résidais] ou non, avant de me décider à le faire”, se souvient-il.

Depuis son retour, Piotr a repris sa vie d’avant dans la capitale. Il travaille, sort avec ses amis, fréquente les mêmes bars. Son entreprise s’est engagée à le dispenser de tout service militaire, ce qui le rassure un peu. Mais il reste méfiant et redouble de vigilance.

Comme Piotr, des milliers de personnes rentrent désormais en Russie après un départ précipité.


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Selon les autorités russes, 9,7 millions de départs à l’étranger ont été enregistrés entre juillet et septembre 2022. Des sociologues, démographes et journalistes ont calculé indépendamment le nombre de personnes qui auraient quitté la Russie et obtenu une résidence permanente dans d’autres pays – au moins un million de personnes, selon eux.

En juin 2023, les autorités ont affirmé que 50 % des citoyens russes qui avaient quitté le pays au début de la guerre étaient revenus. Mais personne ne sait précisément combien d’entre eux sont réellement rentrés.

Relocalisé ou émigré ?

Lyubov Borusyak est sociologue. Elle s’est intéressée au cas des Russes qui ont quitté le pays depuis l’invasion de février 2022.

Au printemps dernier, la majorité des personnes interrogées auraient parlé de “relocalisation” plutôt que d’”émigration”, selon elle. Avant la guerre, le terme “relocalisé” était utilisé pour décrire les Russes qui avaient déménagé dans un autre pays pour le travail, mais a fini par être appliqué aux personnes quittant la Russie temporairement.

C’est exactement ainsi que la majorité de ceux qui ont quitté la Russie voulait être perçue : comme des professionnels séjournant temporairement dans un pays étranger, tout en conservant leur salaire et leur niveau de vie habituels.

La plupart des personnes interrogées par Borusyak au printemps 2022 ont estimé s’être “relocalisées”. Pourtant, lors d’une nouvelle enquête réalisée entre l’automne 2022 et le printemps 2023, de nombreux participants ont dit avoir “migré”. D’autres parlaient d’avoir “quitté temporairement” la Russie ou se sont qualifiés péjorativement d’“immigrés”. Certains ont simplement jugé qu'il n'existait “pas de mot” pour décrire ce qu’ils traversaient.

Cette dernière catégorie cerne peut-être le mieux la situation des personnes dont le projet était de quitter la Russie pour un ou deux mois seulement tout en profitant de l’exil pour réfléchir à la suite de leur vie, mais qui se sont heurtées à des difficultés d’ordre domestique, administratif ou financier.

C’était le plan de Maxim, âgé de 25 ans. “Je n’avais qu’une idée en tête : fuir les actualités, réinitialiser mon cerveau et recommencer à vivre et à travailler normalement”, confie-t-il. 


Si partir de Russie représente déjà un voyage aux contours assez flous, le retour ne semble pas offrir de perspectives beaucoup plus claires


Il est l’un des 20 Russes interrogés par openDemocracy entre février 2022 et mars 2023 qui ont récemment regagné la Russie, ou qui prévoient de rentrer dans un avenir proche. La plupart d’entre eux ont alors admis ne pas avoir cherché d’autre emploi dans leur pays d’accueil – continuant donc à travailler pour des entreprises russes à distance ou survivant de leurs économies – et ne pas être prêts à voir leur niveau de vie se dégrader.

De nombreux Russes ont vu leur “relocalisation” se changer en une “re-relocalisation” : un retour en Russie avec l’espoir de retrouver la vie d’avant. Un espoir qui, pour la majorité d’entre eux, s’est avéré être une illusion.

Départ en urgence

En septembre 2022, après l’annonce de la mobilisation partielle en Russie, Vadim, âgé de 26 ans, a quitté Saint-Pétersbourg pour s’installer à Batoumi, en Géorgie.

Avant de prendre sa décision, il s’est bien entendu concerté avec ses parents et sa femme. “Nous pensions que la menace de mobilisation était plus concrète que celle de la perte d’emploi”, explique-t-il. “Il nous a fallu trois ou quatre jours pour nous décider. Ensuite, j’ai acheté un vol pas cher pour le Kazakhstan, puis un pour la Géorgie”.

L’épouse de Vadim l’a suivi ; la ville de Batoumi les a attirés en raison de son climat et de ses logements abordables. Vadim a été licencié immédiatement après son départ, car son employeur a refusé qu’il travaille à distance.

En mars, sa femme a été contrainte de quitter son emploi. Comme il semblait impossible de trouver du travail en dehors de la Russie, explique Vadim, il a entrepris de rentrer au pays.

Nous avons décidé qu’à la fin de notre bail [de logement], nous retournerions en Russie pour trouver un nouveau poste, gagner en expérience et ensuite repartir à l’étranger et chercher un emploi stable bien rémunéré. Mais tout ça pourrait prendre quelques années”, raconte Vadim. “Notre situation financière reste une de nos priorités, sans quoi nous ne serions sûrement pas rentrés. Nous suivons également de près l’actualité concernant la mobilisation, et nous sommes préparés à une éventuelle mobilisation générale et au fait que nous devrions nous cacher.

Parmi les personnes qui se sont empressées de quitter la Russie, nombreuses sont celles qui espéraient conserver leur poste en travaillant à distance – la seule garantie de stabilité dans leur nouvelle situation. Beaucoup n’ont même pas pensé à chercher un nouveau travail ailleurs.

De silencieuses voix anti-guerre

Presque aucun Russe à avoir fait le chemin retour n’a réussi à retourner à sa vie d’avant-guerre. Le sentiment de menace constante pesant sur celles et ceux qui reviennent au pays ainsi que sur leurs proches oblige les exilés d’hier à se cacher aujourd’hui, même à l’intérieur de la Russie.

La majorité d’entre eux explique à openDemocracy ne pas vivre dans son lieu de résidence officiel, craignant des répercussions pour avoir quitté le pays ou pour avoir tenu sur Internet certains propos engagés concernant la guerre. Il est important pour eux de ne pas attirer l’attention dans les lieux publics, et d’éviter les endroits où des policiers pourraient être présents. Beaucoup protègent également leurs équipements numériques et leur présence en ligne.

Je suis LGBTQ+ et je dois maintenant faire attention à ma tenue pour n’éveiller aucun soupçon. Je ne me maquille plus. Ici, voici les règles : communiquer de manière prudente, ne pas vivre à l’adresse officielle déclarée, ne pas partager ses coordonnées exactes et même mentir sur la ligne de métro qu’on prend”, résume Alex, originaire de Moscou.

Projets d’avenir

L’étude de Borusyak révèle également que les personnes ayant quitté la Russie en 2022 sont “des gens qui ont réussi professionnellement et qui sont habitués à un niveau de vie relativement confortable”. Parmi les “relocalisés”, nombreux sont ceux qui disposent déjà d’un “capital social et professionnel très important qu’ils ne sont prêts à perdre qu’en cas de menace directe pour leur vie”, peut-on y lire.

D’après Borusyak, la situation actuelle est tout de même atténuée par le fait qu’un grand nombre de ceux qui sont partis travaillent encore à distance pour des entreprises russes ou dans les branches internationales de ces dernières. “Je pense que si cela s’arrête, il y aura de nombreux retours”, estime la sociologue. Depuis l’hiver 2022, le gouvernement russe prépare une liste des professions qui n’accepteront plus le travail à distance. Reste encore à adopter la loi. Les gens, quant à eux, se prennent à espérer que la guerre ne les affectera pas directement.

Bien sûr, certaines des personnes interrogées par openDemocracy précisent être conscientes des risques liés au retour en Russie, comme l’appel à la mobilisation ou encore la confrontation à d’éventuelles restrictions imposées par l’Etat. Pourtant, nombre d’entre elles décident “tout de même d’essayer de vivre avec” et “de ne pas s’attirer de problèmes”.

Le choc du départ et celui du retour, la perte de son cercle professionnel et de sa stabilité financière ne sont qu’une partie des répercussions directes subies par les Russes qui reviennent. Pour certains, cette décision de s’installer dans un autre pays s’est imposée comme l’un des événements les plus importants de leur vie, et a entraîné un changement radical dans leur carrière et leurs projets d’avenir. Mais beaucoup ne réalisent pas l’impact de cette expérience sur leur vie.

Si partir de Russie représente déjà un voyage aux contours assez flous, le retour ne semble pas offrir de perspectives beaucoup plus claires. Daria, une femme moscovite âgée de 30 ans, témoigne : “Dans l’ensemble, on a l’impression que tout le monde s’est calmé et a oublié ce qui se passe, tout semble revenir à la routine d’avant, mais cette fois-ci en pire.

* Le nom a été changé.

👉 Lire l’article original sur openDemocracy

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