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Przemyśl, Pologne.

La double vie de Przemyśl

A la frontière ukrainienne, la ville polonaise de Przemyśl est l'une des portes orientales de l'espace Schengen. Mais les habitants continuent d'entretenir des liens étroits avec leurs voisins ukrainiens et les petits trafics prospèrent, sous l'œil tolérant des douaniers.

Publié le 28 juin 2011 à 14:23
Maciej Zygmunt  | Przemyśl, Pologne.

Au petit matin, le chaland est rare dans les allées boueuses du "bazar ukrainien" de Przemyśl, ville de 65 000 habitants traversée par la rivière San, dans la région polonaise des Basses Carpates, à 15 km de la frontière avec l’Ukraine. Pommettes rougies, tignasse blonde, un vendeur garnit son étalage. Des sachets de chocolats fourrés côtoient des lampes de poche, des lames de rasoir et des fioles de graisse d’oie.

"C’est bon contre l’ulcère, ça vient des pharmacies de Kiev ! " promet le marchand. D’une main calleuse, il montre l’étiquette en cyrillique.

Ce remède miracle, des cigarettes et une légendaire "vodka des adieux" – si forte qu’elle peut être fatale – sont presque les seules marchandises ukrainiennes du bazar. Posté devant des stands de lingerie fabriquée en Turquie et en Chine, un marchand lâche : "Les Ukrainiens ne viennent plus, il n’y a plus que des commerçants polonais ici."

Après la chute de l’Union soviétique, en 1991, Przemyśl et sa forêt de clochers ont vécu ouvertes sur l’Ukraine voisine. Sucre, essence, tuiles, alcool… Jouant sur les différences de prix, des "fourmis" des deux pays faisaient la navette quotidienne pour vendre leur marchandise de part et d’autre de la frontière, sans tracasserie administrative. Un moyen de joindre les deux bouts dans cette Pologne rurale et peu industrialisée.

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Un exercice délicat au poste-frontière de Medyka

L’équilibre s’est rompu en 2004. L’entrée du pays dans l’UE a propulsé Przemyśl au seuil d’un territoire strictement contrôlé. Citadelle austro-hongroise assiégée par les troupes russes pendant la Première Guerre mondiale, occupée par les armées soviétique et allemande durant la Seconde, la ville est désormais la gardienne du temple européen.

Des quotas ont été imposés : interdit d’entrer en Pologne avec plus de deux paquets de cigarettes et un litre de vodka. Les Ukrainiens ont dû se procurer un visa pour franchir la frontière. D’abord gratuit, il est devenu payant en 2007, quand Varsovie a intégré l’espace Schengen. Plus difficile à obtenir, aussi. Car, désormais, un tampon pour la Pologne vaut pour toute l’Union. Pour les ressortissants polonais, en revanche, les règles n’ont pas changé : un passeport leur suffit pour entrer en Ukraine.

Jouer les sentinelles de Schengen demande du doigté à la Pologne. Elle ne veut pas compromettre sa relation fraternelle avec l’Ukraine. Leurs histoires sont mêlées. Une minorité ukrainienne vit dans le pays, et inversement. Pour Varsovie, l’équation est donc la suivante : maintenir le lien avec sa "sœur" tout en honorant ses responsabilités liées à sa position géographique, à la frontière extérieure de Schengen.

Cet exercice délicat se joue au poste-frontière de Medyka, à 15 km de Przemyśl. En file indienne, une cinquantaine de véhicules attendent de franchir un portique noir dressé entre les champs de maïs. Au volant d’une fourgonnette orange, Bogdan, ukrainien, 49 ans, soupire : "Parfois, ça prend trois heures !" Ingénieur à l’époque soviétique dans une usine d’avions à réaction, Bogdan passe ici tous les dix jours.

Un royaume de la consommation à portée de main

Après une journée à Przemyśl, il repart le coffre rempli de matériaux de construction qu’il revend en Ukraine. "On ne trouve rien chez nous et ça coûte beaucoup moins cher ici, explique-t-il. Je me fais 20 % de marge, c’est plus rentable que de travailler en Ukraine pour 80 € par mois."

Pour les particuliers, les importations sont en théorie limitées. Mais les douaniers ukrainiens, auxquels revient le contrôle des marchandises quittant la Pologne, ont la réputation de n’être pas regardants.

Avec 1 000 passages par jour, Medyka est le plus fréquenté des trois postes-frontières du district. L’affluence pourrait indiquer que rien n’a changé depuis 2004. Mais les traversées sont désormais à 80 % le fait d’Ukrainiens. Ils viennent s’approvisionner au royaume de la consommation à leur porte. Jadis déserts, les abords du poste-frontière de Medyka offrent une enfilade de supermarchés : alimentation, électroménager, bricolage, habillement…

En 2009, la Pologne a élaboré un système de carte. Elle permet aux résidents frontaliers ukrainiens d’évoluer sans visa dans un périmètre de 30 km au-delà de la frontière. Le sésame a du succès.

Pour la majorité de Przemyśl, Schengen ne rime pas avec évasion et promotion sociale. Le nouveau statut de la ville a accentué son sentiment d’oubliée de la croissance, profond dans cette moitié Est de la Pologne (dans les Basses Carpates, le chômage s’élève à 15,9 %, pour une moyenne nationale de 9,3 %).

Sur un banc de la place Jean-Paul-II, Stefania, vieille dame endimanchée, regrette le temps d’avant. "Je faisais de la contrebande, raconte-t-elle. C’était illégal, mais c’était un moyen pour vivre. Maintenant, je n’ai plus rien. L’ouverture des frontières n’a pas duré assez longtemps pour que l’on puisse s’enrichir."

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