Décryptage Règlementation européenne et tabloïds britanniques

La véritable histoire des “cinglés de Bruxelles” et de la courbure des bananes

Depuis plus de vingt ans, les tabloïds britanniques ont accusé les “bureaucrates anonymes de l'UE” de créer (entre autres) des lois pour interdire les fruits courbes. La vérité est bien plus intrigante : les Français seraient à l'origine de cette décision.

Publié le 13 octobre 2020 à 19:55

Plus d’un journaliste rêve d'écrire une histoire saisissante, au point qu’elle demeure longtemps dans les esprits et forge la façon dont le public perçoit une institution. Au cours des dernières décennies, la presse aura rarement autant insisté sur un sujet que sur la “règlementation sur la courbure des bananes”, apparue pour la première fois au Royaume-Uni dans un article du journal The Sun en septembre 1994.

Selon l’auteur, la journaliste Lucinda Evans, “les bureaucrates de Bruxelles” auraient conçu une loi absurde pour “interdire les bananes courbes”. “Cette loi insensée a été élaborée par des dirigeants de l'Union européenne qui se tournent les pouces dans leur bureau, et qui ont dépensé des milliers sur une étude d'un an”, raconte l'article. La Une de The Sun affiche en gros titres : “Ils sont vraiment devenus dingues” ["gone bananas"]. Le Daily Mirror, le Daily Mail et le Daily Express lui ont aussitôt emboîté le pas en publiant des articles similaires.

L'affaire a rapidement été vérifiée et remise en contexte par des journalistes afin de prouver qu'il ne s'agissait pas d'une loi absurde imaginée par des bureaucrates incontrôlables. Mais à ce jour, l'impression qu'elle a créée demeure présente dans les tabloïds et fait jaser les mouvements d'extrême-droite.

En 2016, Boris Johnson a cité à plusieurs reprises les lois “délirantes” de l'UE sur la forme des bananes pour justifier son vote de sortie dans le référendum sur le Brexit. L'histoire des “bananes courbes” est devenue un véritable conte populaire, assimilant les “cinglés de Bruxelles” à un symbole de bureaucratie éhontée. Elle a constituée une référence pour d'autres récits similaires, dont l'objectif était généralement d’attiser l'indignation de la population envers l'UE, jugée parfois déconnectée de la réalité. Les quolibets sur les bananes courbes, les concombres tordus et d'autres réglementations du même type ont joué un rôle crucial dans la sortie de l'UE du Royaume-Uni.

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Cependant, si l'on prend la peine d’observer d'un peu plus près les dessous de cette curieuse règlementation et de comprendre ce qui s'est déroulé au sein de la Commission européenne en 1994, un scénario plus complexe se révèle à nous. La vérité derrière la réglementation de 1994 sur les bananes se trouve dans les archives de la Commission, bien cachée sous un tas de 41 documents regroupant fax et lettres tapées en français à la machine. Restés dans les archives pendant plus de vingt ans, les documents de la Commission ont récemment pu être retrouvés grâce à une demande officielle effectuée par l’auteur de cet article, conformément à la loi de liberté d'accès aux documents administratifs de l'UE. Ils donnent un rare aperçu du processus législatif et de ses participants.

“La courbure des fruits

L'Union européenne a effectivement fait passer une loi sur les bananes. La réglementation n°2257/94 stipule que les bananes doivent respecter des normes de qualité minimales, notamment en étant “exemptes de malformations et de courbure anormale”. Elle n'interdit pas les bananes courbes, mais en restreint la vente à certaines catégories commerciales. Selon cette loi, les bananes de la catégorie “extra” ne doivent présenter aucun défaut, tandis que celles de la catégorie I peuvent comporter de “légers défauts de forme”. La catégorie II autorise en revanche tout “défaut de forme”, ce dont la “courbure anormale” fait vraisemblablement partie.

Comme l'a fait remarquer un article du journal The Independent, quelques jours après celui de The Sun, ces règles n'ont pas été choisies de manière arbitraire ou injustifiée : l'intention était d'aider les importateurs à “en avoir pour leur argent” et d'empêcher que les subventions agricoles de l'UE ne soient gaspillées dans des produits de mauvaise qualité. Mais à ce stade, il était déjà trop tard pour sauver l'image des “hauts fonctionnaires de l'UE qui se tournent les pouces” créée par les tabloïds. “La plus folle des règles de l'UE a fini par rentrer dans la loi britannique”, rapportera plus tard le Daily Express.

Mais si la réglementation des bananes courbes n'est pas une fantaisie de bureaucrate, alors, de quoi s'agit-il ?

Au cours de plusieurs conférences de presse, l’UE a tenté de donner une autre version de l’histoire. En effet, certaines personnalités de la classe dirigeante telles que Kenneth Clarke, ancien ministre europhile et membre du parti conservateur, ont essayé de convaincre la population de la nécessité et du bien fondé de ces réglementations. Les lois que le Royaume-Uni prétend s'être vu imposer par des bureaucrates bruxellois auraient en réalité visé à “protéger les consommateurs, la qualité des produits et les règles environnementales... tout ce genre de choses”, a-t-il confié à une chaîne de télévision canadienne en 2016. Au milieu des années 1990, le service de presse de la Commission de Londres a mis en place un système de réaction rapide pour démentir les accusations à l’encontre de l'UE dans la presse britannique. Plus de 400 “Euromythes” ont ainsi été réfutés.

Une loi écrite par des lobbyistes

Malheureusement, ce qui s'est vraiment passé en 1994 ne correspond pas à la version des tabloïds sur les “ciglés de Bruxelles”, ni à celle des parfaits Eurocrates oeuvrant pour l'intérêt général. La vérité derrière l’affaire des bananes réside en première ligne de la législation européenne. Elle nous plonge dans un monde où règnent magouilles et intérêts de l'industrie. En 1994, Bruxelles n'était pas ce que veulent bien le faire croire les tabloïds : les responsables gouvernementaux n'étaient pas les seuls à vouloir réglementer les bananes. C'était aussi le cas des lobbyistes d'entreprise.

Venons-en aux faits.

Loin d'être une lubie de bureaucrates, la réglementation sur les bananes a été sollicitée par le COPA-GOGECA, un groupe représentant les intérêts des agriculteurs européens, comme l'a indiqué la Commission en 1994 pour répondre à la question d'un député européen. Le but était d'améliorer la qualité des bananes cultivées au sein de l'UE, notamment sur les territoires d'outre-mer français au climat tropical. Dans une lettre publiée récemment, la Commission explique que des normes plus rigoureuses étaient supposées permettre aux bananes européennes de concurrencer les produits venus de l'extérieur de l'UE.

En réponse à la demande du COPA, la Commission a organisé un groupe de travail composé d'experts pour résoudre les problèmes que posait une telle loi. Les experts se sont réunis entre 1993 et 1994, et au même moment, d'autres organisations professionnelles ont commencé à faire pression sur la Commission. A elle seule, l'association du commerce de la banane dans la Communauté européenne (ECBTA) a envoyé un total de huit lettres.

Si la ECBTA pouvait proposer son projet à la table des négociations, nous obtiendrions des résultats plus rapidement ”, estime l'un des représentants commerciaux dans leur première lettre. L'association monte alors un groupe de travail pour surmonter les divergences au sein de ses membres et s'engage dans un marchandage fastidieux avec la Commission. Dans ses lettres, elle soumet des suggestions détaillées sur des paramètres allant de la taille des bananes jusqu'aux défauts autorisés. Elles auront un grand impact sur la forme finale de la loi.

La France à l’origine de la proposition

Les documents montrent que les États membres ont eux aussi fait pression sur la Commission, et dévoilent des désaccords entre les différents pays : un point de contention majeur était de savoir s'il fallait réglementer les bananes insuffisamment mûres, ou bien toutes les bananes commercialisées. La France était de loin le pays le plus impliqué dans l'affaire. Le gouvernement français a envoyé six lettres et fax à Bruxelles, qui ont été déclassifiés par la Commission après avoir obtenu le feu vert de l'expéditeur.

Un courrier datant de janvier 1994 contient des suggestions détaillées et inclut le texte intégral d'un arrêté français de 1975 qui stipule, entre autres, que les bananes de haute qualité ne doivent “présenter aucune malformation ni courbure anormale des doigts”. Six semaines après la réception du courrier, les responsables de l'UE optent pour une formulation quasiment identique dans un document de travail sur la nouvelle loi. Les propositions sont ensuite envoyées à leur référent politique, le luxembourgeois René Steichen, Commissaire européen chargé de l'agriculture. Enfin, les gouvernements allemand et espagnol exposent leur accord pour interdire les bananes présentant une courbure anormale.

Les documents n'indiquent pas explicitement si les français sont à l'origine de cette proposition, mais le fax envoyé par Paris est le premier à mentionner la “courbure anormale” des fruits. Selon Charlie Pownall, ancien fonctionnaire de la Commission, il s'agit là d'un schéma classique de la législation européenne car “de nombreuses normes en vigueur dans certains pays sont adoptées par l'UE pour le marché européen”. De son côté, le Royaume-Uni semblait bien moins emballé par ces propositions. “Tout d'abord, je dois souligner que le Royaume-Uni n'est pas favorable à la création de normes inutilement complexes”, peut-on lire dans le fax de Whitehall adressé à Bruxelles. “Nous préférerions des normes simples qui améliorent celles qui sont déjà appliquées par les commerçants et les détaillants.” Les britanniques s'opposent en particulier à “un système de classification qui détermine la qualité en fonction de la taille”.

Le courrier montre que le gouvernement dirigé à l’époque par le premier ministre John Major, connu pour être féru de dérégulations, était décidé à supprimer toute exigence réglementaire dite inutile. “Nous avons une position très arrêtée sur le sujet”.

Hélas, le gouvernement britannique n’a pas pris la peine de s’exprimer publiquement sur les raisons de cette réglementation. Hormis le Bureau des Affaires étrangères, dont la politique est plus europhile, le gouvernement du Premier ministre Major “n'a pas fait grand-chose pour maîtriser les articles portant sur le sujet”, rapporte Charlie Pownall, chargé de presse pour la Commission européenne de Londres au début des années 1990. Il ajoute que les journaux britanniques ont étonnamment peu commenté l'élaboration des lois. “Le processus politique n'a fait l'objet d'aucun article”.

Chips au goût cocktail de crevettes

Au final, les réticences des britanniques n'ont pas empêché la loi d'entrer en vigueur le 16 septembre 1994. À la demande de certains gouvernements européens et de commerçants, la version finale établit des exigences minimales vis-à-vis de la qualité des bananes, bien que le résultat soit plus strict que ce qu'ils espéraient. Il s’agit en effet de la loi que les responsables gouvernementaux et les lobbyistes ont écrit conjointement.

Les bananes “courbes” ont fait couler beaucoup d'encre durant des années, mais la presse britannique a rarement évoqué les raisons qui se cachaient derrière cette loi, ou encore la manière dont elle a été conçue. Cela peut s'expliquer par le fait que la législation européenne se déroule généralement à huis-clos, ce qui complexifie la tâche des journalistes. Ils préfèrent alors s'en tenir à des histoires dans lesquelles l'UE aurait interdit les chips au goût cocktail de crevettes ou les mince pies.

Alors qu'il travaillait comme correspondant pour le Daily Telegraph, Boris Johnson a pris part à cette pléthore d'articles à la fiabilité douteuse en publiant un écrit sur le gouvernement italien, qui aurait selon lui exigé des préservatifs de taille plus petite.

Il a été accusé d'improviser au fil de l'article, mais cela ne l'a pas dissuadé de porter de fausses allégations à l’encontre de la bureaucratie européenne jusqu'à ce qu'il soit élu Premier ministre. Après tout, les britanniques eux-mêmes sont d’accord pour dire que le scénario des “bureaucrates incontrôlables” est un fait avéré. Même si la réalité est bien plus complexe, la version des tabloïds est restée gravée dans les mémoires.

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