Il y a tout juste cinquante ans, le 1er août 1975, la signature des accords d'Helsinki reconnaissait l'inviolabilité des frontières établies après la Seconde guerre mondiale. Comme on le sait, l'ordre mondial d'Helsinki a duré une quinzaine d'années. L'Union soviétique a cessé d'exister et les pays d'Europe centrale et orientale, livrés au Dragon rouge par les accords signés dans la capitale finlandaise, ont retrouvé la liberté et leur souveraineté nationale.
On entend souvent dire que c'est l'incapacité ou le refus de la Russie d’assumer les crimes de son passé qui a conduit au rétablissement de la tyrannie et à l'agression militaire que nous observons aujourd'hui. Ce discours se concentre généralement sur les seuls actes commis à l'intérieur de l'Union soviétique : la collectivisation forcée, la Grande Terreur des années 1930, le système du Goulag, etc. Certains de ces actes ont été reconnus comme des crimes, mais aucune tentative n'a été faite pour traduire leurs auteurs en justice. Les démocrates qui ont animé la perestroïka (le mouvement réformateur qui a marqué la fin de l'ère soviétique) russe étaient généralement opposés à la justice transitionnelle.
Cependant, le crime soviétique le plus sensible sur le plan politique est presque toujours absent du débat. Et l'incapacité de la Russie à traiter ce crime particulier est bien plus dangereuse et affecte le destin de nombreuses nations.
Ce crime, c'est l'occupation soviétique de l'Europe centrale et orientale, qui a duré des décennies et a entraîné de nombreux morts et arrestations, ainsi que la destruction de la vie sociale et culturelle et le déni de liberté. Ce fut une immense injustice.
Bien qu'ils soient restés impunis, les crimes commis par l'Union soviétique à l'intérieur de ses frontières ont au moins été reconnus juridiquement et leurs victimes ont été commémorées. Il n'en a pas été de même pour l'agression et l'occupation extérieure. Même les dissidents et les libéraux russes n'ont jamais osé soulever la question. C'est pourquoi, en ce qui concerne l'Europe centrale et orientale, il existe deux concepts de mémoire et d'histoire totalement opposés et qui ne peuvent être réconciliés par la diplomatie : la libération soviétique contre l'occupation soviétique.
Ce n'est que lorsque les troupes soviétiques se sont finalement retirées d'Europe centrale et orientale, 45 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, que la véritable libération a eu lieu, lorsque l'Union soviétique s'est effondrée et que les nations occupées ont trouvé le chemin de l'indépendance. Mais il était plus facile de restaurer ou d'établir l'Etat et l'indépendance que d'obtenir la souveraineté de la mémoire historique.

L'image progressiste de l'Union soviétique à la fin de son existence et les grands espoirs de l'époque ont protégé Moscou des accusations et des critiques visant l'occupation de l'Europe de l'Est. Cette retenue était le résultat d'un excès de confiance ou peut-être simplement d'un pragmatisme prudent : on ne voulait pas irriter Moscou et compromettre sa bonne volonté, ni trop accabler les perdants de la guerre froide.
Mais la protection la plus importante dont bénéficiait Moscou reposait bien sûr sur son statut de vainqueur du nazisme. La Russie, qui s'est autoproclamée Etat successeur de l'URSS, a construit son profil politique international sur le mythe de la libération soviétique, qui lui procure un capital moral et impose aux anciens territoires occupés une dette de gratitude pour leur “libération” du nazisme.
Certes, les pertes soviétiques ont été réelles. Et pourtant, il est vraiment tragique que ces pertes aient contribué à asservir des nations aspirant à la liberté, remplaçant une dictature par une autre. Le soldat soviétique, immortalisé dans des statues qui jalonnent encore le paysage de l'Europe, de Berlin à Sofia, n'était pas un libérateur. C'était un esclavagiste. Et aucun bain de sang causé par les soviétiques pour vaincre les nazis ne peut excuser leur propre rôle d'occupants.
Ce n'est pas un hasard si les soviétiques ont été réticents à reconnaître ne serait-ce que l'existence du pacte Molotov-Ribbentrop. Dans la Russie moderne, toute équivalence entre le rôle de l'URSS et celui des nazis est criminalisée. En 1939 et 1940, l'Union soviétique a occupé la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie, ainsi que certaines parties de la Pologne, de la Finlande et de la Roumanie. Pendant 22 mois, elle a été une alliée fidèle de l'Allemagne nazie. Cette première vague d'occupations soviétiques ne peut en aucun cas être déguisée en “lutte contre le nazisme” : elle a révélé les véritables intentions des Soviétiques. Ce qui a suivi était en fait une réoccupation à plus grande échelle. Il s'agissait d'un objectif distinct de la guerre, qui n'était pas nécessairement lié à celui de vaincre les nazis.
Malheureusement, la reconnaissance de l'occupation soviétique comme un crime n'est pas devenue un élément essentiel de l'histoire européenne moderne. Elle est géographiquement limitée à l'est, floue, insuffisamment représentée ; elle fait partie de l'histoire de certaines nations, mais ne constitue pas un récit international puissant partagé à travers le continent. Pourtant, cette reconnaissance a une incidence profonde sur la vie européenne moderne et est essentielle à la sécurité de l'Europe. Ce n'est qu'en saisissant pleinement la cruauté et les conséquences de l'occupation soviétique que l'on peut comprendre les préoccupations des voisins les plus proches de la Russie, leurs craintes fondées sur l'histoire et leur besoin de sécurité. Les régions orientales de l'Ukraine sont aujourd'hui occupées par les troupes russes. Pour la première fois depuis 1989, de vastes zones du continent européen, où vivent des millions de personnes, sont sous le contrôle d'un Etat envahisseur. Mais il semble que trop d'Européens aient déjà oublié ce que signifie l'occupation.
La citoyenneté russe est imposée de force. Il s'agit en fait d'un programme d'expulsion massive, car ceux qui ne sont pas d'accord seront traités comme des étrangers et contraints de partir. La Russie suit les traces de l'URSS dans l’attitude que celle-ci a eu par exemple à l'égard des Etats baltes, en cherchant à russifier la région d’Ukraine conquise, à en modifier la composition nationale et à l'intégrer à son territoire. Les biens sont confisqués et redistribués. Des “colons” sont amenés pour former l'épine dorsale du régime d'occupation. La politique mémorielle est inversée, les monuments commémorant les crimes soviétiques disparaissent, les rues retrouvent leurs noms soviétiques, symboles de la domination russe. Tout cela s'inscrit dans une offensive contre l'identité nationale ukrainienne, une tentative de l'effacer.
Les services de sécurité de l'Etat russe recourent largement à des techniques de filtration, et toute personne jugée politiquement peu fiable peut être emprisonnée. La torture et les violences sexuelles sont monnaie courante. Les prisonniers de guerre ukrainiens libérés rapportent les mêmes tortures, abus et malnutrition délibérée visant à les briser physiquement et mentalement. Quiconque connaît l'histoire derrière le rideau de fer reconnaît immédiatement le scénario. Tout cela a été une réalité sinistre pour la Pologne et la Lituanie, l'Allemagne de l'Est et la Roumanie, entre autres.
Déportations massives, règne brutal de la police secrète, privation de biens et de droits civils... mais jamais cela n'est devenu un véritable tabou pour l'URSS ou, plus tard, pour la Russie. Cela n'est jamais devenu quelque chose dont la nation a honte, quelque chose qui exige justice et punition, reconnaissance et expiation. Et voilà où nous en sommes aujourd'hui : l'occupant est de retour. Et il mène la guerre exactement comme les soviétiques l'ont fait.
L'armée de Vladimir Poutine dispose d'un avantage macabre sur les armées occidentales, qui ont investi massivement pour protéger leurs soldats. Elle peut supporter des pertes qui seraient absolument inacceptables pour n'importe quel pays occidental. Mais elle est également suffisamment avancée sur le plan technique pour contrer les technologies militaires occidentales.
Pour construire un avenir, un véritable avenir, il est essentiel de développer un concept culturel et historique qui contrecarre la tentative de la Russie de diviser pour mieux régner
La science occidentale a été la première à “droniser” la guerre, à minimiser l'implication des troupes au sol et à utiliser des machines pour de nouvelles tâches. L'armée de Poutine, tout en utilisant de véritables drones, “dronise” également les êtres humains. Elle a transformé les soldats en unités jetables et à usage unique. Avec l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, nous sommes entrés dans l'ère du changement de climat moral mondial. Tout comme un tremblement de terre peut avoir des répercussions dans le monde entier, ou une seule éruption volcanique peut polluer le ciel de plusieurs continents, l'agression de la Russie modifie le climat politique mondial.
C'est là une autre conséquence très réelle, mais pas encore pleinement reconnue, de la guerre. C'est peut-être la plus importante de toutes. En envoyant des milliers de soldats au combat pour se faire tuer par des Ukrainiens qui se défendent, Poutine ne s'empare pas seulement de quelques morceaux du territoire ukrainien : il érode le paysage politique mondial, bouleverse les alliances, épuise la patience des électeurs des pays de l'OTAN et nous entraîne dans l'enfer du relativisme moral.
Que peut-on faire ?
L'Europe occidentale et méridionale, qui n'a jamais connu la réalité de l'occupation soviétique, doit désormais écouter la voix de ceux qui l'ont vécue.
Il est difficile de dire si la Russie sera un jour tenue pour responsable de ses crimes contre l'Ukraine. Mais pour construire un avenir, un véritable avenir, il est essentiel de développer un concept culturel et historique qui contrecarre la tentative de la Russie de diviser pour mieux régner.
À l'initiative de Václav Havel, Joachim Gauck et d'autres anciens dissidents éminents, le 23 août, date de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, est devenu la Journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme, ou Journée du ruban noir. La compréhension de la signification de cette journée pourrait et devrait être approfondie afin d'inclure une perspective plus large sur l'impérialisme russe, qui faisait partie de la politique communiste soviétique mais qui lui a survécu. Nous devons faire de cette journée le pivot d'une politique mémorielle coordonnée et à long terme, afin de renforcer les institutions existantes telles que l'ENRS (Réseau européen Mémoire et Solidarité), qui regroupe principalement des pays d'Europe de l'Est.
Nous devons également en créer de nouvelles, à travers les continents, pour contrer les discours de gauche et de droite qui continuent de trouver des excuses à la Russie.
L'URSS s'est effondrée parce que son unité artificielle était imposée par la violence et l'oppression. La survie de l'UE dépend de la persistance de son unité librement consentie. Mais cette unité n'est pas acquise. Elle est le fruit d'une connaissance mutuelle et d'une compassion réciproque, ainsi que des nombreux ponts culturels qui relient les peuples.
Il est temps de commencer à la construire.
Cet article est une version éditée du discours tenu par Sergueï Lebedev lors de la conférence Helsinki Debate on Europe, le 17 mai 2025. © Debates on Europe 2025
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