Opinion Médias en Europe

Les médias paneuropéens, atout essentiel de l’Eurosphère

Dans une Union européenne de 27, voire bientôt 30 membres, le multilinguisme, la traduction et l’anglais jouent un rôle politique et démocratique essentiel, avance l’historien et auteur britannique Timothy Garton Ash. Il présente ici la nouvelle édition numérique et européenne du Guardian, dont l'objectif est de contribuer à l'espace public et médiatique européen, comme le font d'autres médias d'information tels que Voxeurop.

Publié le 27 septembre 2023

“Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ?” aurait un jour demandé Charles de Gaulle. Alors qu’elle se prépare aux élections européennes de l’année prochaine, l’Union européenne est confrontée à un défi encore plus important : Comment gouverner une communauté démocratique multinationale où il existe 24 langues officielles ? Sans oublier que l’UE ne cesse de s’agrandir ; dans les dix années à suivre, elle devrait accueillir l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie ainsi que six pays des Balkans occidentaux, ce qui porterait le nombre de langues officielles à plus de 30. L’Europe, dans sa conception élargie, accueillerait entre 64 et 234 langues.

Et ça a son importance. La politique est une pièce de théâtre, où les hommes et femmes politiques sont des acteurs qui performent sur la “scène” nationale et internationale. Mettre en place une démocratie et la maintenir implique de nombreuses délibérations entre ces acteurs. Mais que faire si on ne comprend rien à leurs échanges ?

Pour remédier à ce problème, l'Europe propose trois solutions : le multilinguisme, la traduction et l’anglais. Selon le site officiel de l’UE, le multilinguisme représente “un des principes fondateurs de l’UE”. C’est cette diversité linguistique – en contraste avec la situation aux Etats-Unis, par exemple  – qui rend l’Europe si fascinante.

Parlez n’importe quelle langue au sein du Parlement européen et vous recevrez une réponse traduite par la plus formidable équipe d’interprètes en dehors des Nations Unies. Comme l’a remarqué l’écrivain italien Umberto Eco, “la langue de l’Europe, c’est la traduction”. Cependant, la politique, tout comme la poésie, se perd dans la traduction. En effet, certains mots-clés, résonances, associations, types de rhétorique provoquent des émotions uniques dans chaque langue : les discours de Winston Churchill n'ont pas la même force en slovène, ni ceux de de Gaulle en allemand.


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Pour toucher un public plus large – et les cœurs aussi bien que les esprits – il est impératif d'apparaître dans le plus de langues possible. C'est pourquoi je tiens à ce que mes commentaires soient publiés dans le plus grand nombre de journaux et de magazines européens. Il existe actuellement une vingtaine d’éditions différentes en préparation de mon nouveau livre Homelands. A personal history of Europe (“Patries. Une histoire personnelle de l’Europe”, non traduit en français). Chaque édition, et les débats auxquels je participe lorsque je me rends dans un pays pour en parler, révèlent des différences subtiles mais profondes dans la manière dont cette société perçoit l'Europe et par ailleurs comment cette société se perçoit elle-même.

Tout commence par le mot “homelands”, “patries”. Le portugais "Pàtrias" n'est pas tout à fait le même que l'estonien "Kodumaad", tandis qu'en allemand, l’équivalent "Heimat" n’existe pas au pluriel.

Pourtant, la plupart d’entre nous ne communiquent pas dans les mêmes langues, et aucun d’entre nous ne peut toutes les parler en même temps. Le commun des mortels n'a pas non plus les moyens de s'offrir les services d'interprètes et de traducteurs – le coût annuel de ces services pour les institutions européennes s'élève à environ 1 milliard d'euros.

C’est alors qu’intervient l’anglais, ou plutôt l’anglais européen. En effet, bien que l'anglais figure sur la liste des langues officielles de l'UE, depuis que le Royaume-Uni a quitté l'UE, les seuls Etats membres qui l'ont comme langue officielle sont l'Irlande et Malte (tout en utilisant  respectivement l'irlandais et le maltais).

L'anglais est sans conteste la langue la plus utilisée, tant dans l'UE que dans l'ensemble de l'Europe. Selon une étude réalisée en 2012, environ quatre citoyens de l'UE sur dix le parlent, sans compter les locuteurs natifs britanniques qui, à cette époque lointaine et heureuse, étaient encore des citoyens européens. Ce chiffre est probablement encore plus élevé aujourd'hui. L'anglais est donc ce que le latin a été pour l'Europe pendant des siècles. Plus encore, en fait, puisque le latin était l'apanage d'une élite éduquée relativement restreinte.

Cette semaine, en plus de ses trois éditions anglo-saxonnes dédiées au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et à l’Australie, The Guardian lance sa tant attendue édition numérique européenne.

The Guardian possède déjà une large audience sur le continent européen, plus de 250 millions de pages ayant été consultées l'année dernière et près de 25 millions de lecteurs se connectant chaque mois sur son site. Si ces 25 millions de lecteurs réguliers du Guardian constituaient un Etat, ils seraient le sixième pays le plus peuplé de l'UE. Le Guardian élargit sa couverture de l'actualité européenne en recrutant de nouveaux journalistes transcontinentaux spécialisés dans l'environnement, le sport, la culture et les affaires publiques, en s'adjoignant les services de nouveaux commentateurs de renom issus de tout le continent et en lançant un live blog européen. Ce dernier viendra compléter le live blog sur l'Ukraine, qui fonctionne sans interruption depuis que l'invasion massive de l'Ukraine par Poutine, en février dernier, a mis fin à la période de l'après-mur de Berlin en Europe. Tout cela constituera une source utile pour les futurs historiens de cette nouvelle période dramatique et dangereuse.


La politique, tout comme la poésie, se perd dans la traduction. En effet, certains mots-clés, résonances, associations, types de rhétorique provoquent des émotions uniques dans chaque langue


Bien évidemment, The Guardian n'est pas le seul journal anglo-saxon dans l'Eurosphère. L'édition européenne de Politico fait un très bon travail, tout comme les médias tels que Voxeurop, Euractiv ou encore Eurotopics. The Financial Times est la référence de l'élite politique, diplomatique et économique européenne, et la plupart des journaux et magazines européens possèdent déjà leur propre site en anglais.

Il est clair que The Guardian sera un acteur important, jugé selon des critères de quantité et de qualité. Toutefois, lors de nos entretiens, les rédacteurs en chef ont tenu à souligner qu'ils n'essaient pas de supplanter les autres. Plus on est de fous, plus on rit. En effet, même si cette édition numérique européenne connaît un succès spectaculaire et qu'elle est ensuite complétée par d'autres grands journaux, leur lectorat mensuel combiné représentera très certainement moins de 10 % de la population de l'UE, et une proportion bien plus faible de l'ensemble des Européens.

La sphère publique européenne continuera donc à être tridimensionnelle : plusieurs langues individuelles (qu'elles soient ou non la langue officielle d'un ou de plusieurs Etats), la “traduction” comme la définit Eco et la langue anglaise.

Certains pourraient se plaindre, ou du moins s'étonner, qu'une rédaction basée dans le Royaume-Uni de l'après-Brexit se lance de manière aussi décidée dans l'Eurosphère. À la fin des années 2010, un ensemble de circonstances exceptionnelles a permis à un groupe d'habiles entrepreneurs politiques de faire sortir le Royaume-Uni de l'UE. Mais on ne peut pas faire sortir le Royaume-Uni de l'Europe, ou l'Europe du Royaume-Uni. Géographiquement, historiquement, culturellement, politiquement, c'est là que le Royaume-Uni a toujours été et c’est là qu’il restera.

Quoi qu'il en soit, s'il n'en tenait qu’à The Guardian, le Royaume-Uni n'aurait jamais quitté l'Union. C'est précisément parce qu'elle n'est plus institutionnellement intégrée à la communauté politique centrale européenne qu'il est encore plus important d'intensifier tous les autres types de relations de part et d'autre de la Manche.

Alors joignez-vous donc à moi pour dire Bienvenue, "Willkommen" et "Vitajte" à ce nouvel atout pour l'Eurosphère et pour la démocratie européenne.

👉 L'article original dans The Guardian

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