La société civile russe, talon d’Achille d’un gouvernement de plus en plus autoritaire

Alors que la Russie poursuit sans relâche son invasion de l’Ukraine, le régime de Vladimir Poutine paraît inébranlable, mais ne parvient pourtant pas à venir à bout de la société civile. En témoignent les foules ayant manifesté leur soutien au dissident Alexeï Navalny et le militantisme des exilés politiques, comme Andreï Soldatov et Irina Borogan, qui nous présentent leur analyse de la situation.

Publié le 21 mars 2024 à 10:59

Après deux ans de guerre totale, deux évidences s’imposent : la paix ne pourra être rétablie tant que le régime actuel perdure, et d’autres facteurs qu’une victoire triomphante de l’Ukraine sur le champ de bataille pourraient entraîner la chute de ce gouvernement. 

Ces deux dernières années, l’administration de Vladimir Poutine s’est enracinée encore plus profondément qu’auparavant en Russie.  

L’armée russe s’est parfaitement acclimatée à la guerre, et ce malgré les lourdes pertes humaines et matérielles, les mois interminables passés au fond des mêmes tranchées, l'institutionnalisation de la violence des officiers envers les soldats, et un mépris total envers la détresse des civils et les lois censées régir la guerre. 

Les services de sécurité se sont regroupés après leur échec cuisant au printemps 2022, et semblent avoir retrouvé leur motivation pour ce qu’ils considèrent comme leur troisième affrontement avec l’Occident. 

L’armée, le complexe militaro-industriel et les services de sécurité font partie intégrante du tissu social russe, notamment de par leur contribution à la soudaine prospérité des régions les plus pauvres du pays, leur financement de projets militaires, et les salaires versés aux contractuels, y compris à ceux ayant perdu la vie sur le champ de bataille. 

Grâce au services de sécurité, la peur règne à nouveau en Russie, au sein de l’administration comme de la population. Les anciennes habitudes, comme le fait de parler à voix basse lorsque l’on souhaite évoquer la guerre ou le gouvernement en public, ont fait leur grand retour. 

En deux ans, Poutine a prouvé à maintes reprises que la répression en Russie a encore de beaux jours devant elle. La mort d’Alexeï Navalny, officiellement déclarée le 16 février 2024, en constitue le dernier exemple en date, et semble annoncer un potentiel retour triomphant des méthodes staliniennes. 


Dans un contexte de répression politique, de persécution et d’arrestations des dissidents, la société civile russe n’a pourtant pas dit son dernier mot


La guerre a également prouvé que nous n’avons probablement pas tiré les bonnes leçons de la chute de l'URSS, communément attribuée – du moins en partie – à la défaite militaire essuyée en Afghanistan. Celle-ci expliquerait pourquoi l’armée et le KGB, humiliés et confus, n’ont pas réagi lorsque différents régimes communistes en Europe se sont progressivement vus remplacés par des gouvernements démocratiques vers la fin des années 1980. 

La réalité est cependant plus complexe : les services de sécurité désiraient chasser le Parti communiste du pouvoir, raison pour laquelle le KGB a activement soutenu la mise en place de la “perestroïka”. Lorsqu’ils ont estimé que la situation avait trop dégénéré à leur goût, les généraux de la Loubianka (célèbre bâtiment moscovite ayant abrité les quartiers généraux de toutes les polices politiques de l’URSS) ont tenté, en vain, de monter un coup d'Etat contre Gorbatchev et de destituer Boris Eltsine. 

Les partisans de ce dernier ont par la suite tenté de prendre leur revanche, mais le KGB a réussi à détourner leur attention sur le Parti communiste (imaginez l’équivalent en Allemagne de l’Est : le Parti socialiste unifié d’Allemagne traduit en justice, et la Stasi épargnée).


Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Malgré l’humiliation causée par le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989, l’armée a tout de même continué à jouer un rôle de taille du point de vue politique, même lors des périodes les plus tumultueuses des années 1990. 

Le choix d’un général, Alexandre Routskoï, pour remplir les fonctions de vice-président en 1991 n’était pas anodin, tout comme la popularité considérable dont celui-ci jouissait grâce à ses faits d’armes en Afghanistan. Son profil rappelle d’ailleurs celui de l’adversaire principal d’Eltsine au moment des élections présidentielles de 1996 : Alexandre Lebed, lui aussi général et figure emblématique de la guerre en Afghanistan. 

Ces exemples prouvent que même une défaite humiliante et désastreuse ne déstabilise pas nécessairement la position politique des chefs militaires. Les généraux d’aujourd’hui savent que plus une société sombre dans la guerre, plus leur rôle en son sein devient crucial. Aujourd’hui, les services de sécurité ne seraient pas plus enclins à renoncer à leur influence : il en va, après tout, de leur survie. 

La stratégie de Poutine pour mobiliser l’opinion publique en faveur de la guerre a consisté à faire appel aux sentiments les plus primitifs de la population – la xénophobie à l’encontre des Ukainiens ; la cupidité des contractuels et celle de leurs familles ; et la haine, particulièrement envers les gays et les libéraux – le tout teinté de peur et d’appréhension. 

Son but était essentiellement de corrompre l’âme des citoyens russes, et l’on peut malheureusement considérer qu’il l’a atteint.

Ceci signifie que le moment venu, un changement de régime pourrait effrayer une grande partie de la population, qui s’en détournera parce qu’elle serait alors dans l’obligation d’en endosser la responsabilité sans blâmer de tiers. Ils refuseront de se remettre en question et se mettront à la recherche d’un bouc émissaire, peu importe lequel : un parti politique, les services de sécurité, ou un dictateur.

La situation n’est cependant pas complètement désespérée.

Dans un contexte de répression politique, de persécution et d’arrestations des dissidents, la société civile russe n’a pourtant pas dit son dernier mot. Des milliers de personnes ont déposé des fleurs sur la tombe d’Alexeï Navalny, bravant ainsi ouvertement les autorités et courant le risque de se voir jeter en prison pour cet acte de défi.

Les Russes en exil continuent également de lutter. La diaspora, qui compte à peu près un million d’expatriés, entretient une relation rapprochée avec ceux restés au pays, laquelle est loin de ravir le Kremlin, qui s’évertue à la rompre. Néanmoins, que ce soit le durcissement de la censure Internet, la persécution ou l’intimidation, rien n’a pour l’instant suffit à briser ces liens. 

Difficile d’imaginer un avenir meilleur dans ce long et sombre hiver de guerre dans lequel nous nous trouvons actuellement. Mais la société civile russe, qu’elle réside ou non dans le pays, dispose aujourd’hui d’un potentiel immense et représente en fin de compte le meilleur espoir pour une Russie libre et une Europe en paix. 


Cet article vous a intéressé ? Nous en sommes très heureux ! Il est en accès libre, car nous pensons qu’une information libre et indépendante est essentielle pour la démocratie. Mais ce droit n’est pas garanti pour toujours et l’indépendance a un coût. Nous avons besoin de votre soutien pour continuer à publier une information indépendante et multilingue à destination de tous les Européens. Découvrez nos offres d’abonnement et leurs avantages exclusifs, et devenez membre dès à présent de notre communauté !

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez le journalisme européen indépendant

La démocratie européenne a besoin de médias indépendants. Rejoignez notre communauté !

sur le même sujet