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Règles de santé et sécurité au travail : Le manque d’ambition des stratégies européennes

La Commission européenne a présenté son nouveau cadre stratégique en matière de santé et de sécurité au travail. Pourtant, les mesures prévues dans ce rapport apparaissent insuffisantes selon de nombreux experts, en raison d’une législation trop permissive avec les entreprises.

Publié le 5 octobre 2021 à 15:54

“Certains croient que, depuis que les gens travaillent derrière un bureau, les problèmes santé et sécurité au travail ne se posent plus. Mais ce n’est absolument pas le cas !” Marianne Vind, député européenne danoise, s’apprête à plonger dans le nouveau cadre stratégique présenté par la Commission en matière de santé et sécurité. Son rapport sera présenté au Parlement européen en 2022. Et pour la sociale démocrate, la tâche est immense. “ Le confinement lié au Covid a révélé la solitude ou le stress que peuvent vivre les salariés en télétravail. Certains environnements de travail conduisent aussi, encore, les travailleurs à des mouvements douloureux pour le corps. Sans parler des substances cancérigènes qu’il reste à enregistrer pour avoir une liste exhaustive.”

Un chiffre illustre cette triste réalité. Selon l’Agence européenne pour la santé et sécurité au travail (EU-OSHA), plus de 120 000 cancers professionnels sont enregistrés chaque année dans l’Union européenne. Cela signifie que des infirmiers aux pompiers en passant par les agents de surface, les ouvriers, etc…, des millions de travailleurs à travers toute l’UE sont exposés à des substances cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques mortelles sur leur lieu de travail et mettent ainsi leur vie en danger. 

Au fil des ans, la Commission européenne a pris acte dans son “cadre stratégique” pluri-annuel des changements survenus dans l’économie. Celle-ci, dominée par les services et les PME, dans un environnement technologique renouvelé, est la source de risques nouveaux, qu’ils soient psycho-sociaux ou encore musculo-squelettiques. "Le risque tient aussi au fait que les micro et petites entreprises sont aujourd’hui dirigées par des personnes qui connaissent peu les questions de santé et sécurité. La protection des travailleurs est moindre. Il y a une grande ignorance en la matière" explique David Walters, professeur émérite à l’Ecole des Sciences Sociales de Cardiff, “ en outre, avec les nouvelles plateformes, la relation employeur / employé ne s’applique plus. On ne sait plus qui est responsable. Idem dans les chaînes d’approvisionnement, où il faut remonter aux donneurs d’ordre". Ces évolutions sont autant de défis posés aux inspecteurs du travail dans les Etats membres. 


Un inspecteur du travail ne peut visiter une entreprise qu’une fois tous les trente ans en moyenne


David Walters a participé à la rédaction d’un article publié récemment par l’Institut syndical européen (ETUI) qui, s’appuyant sur les recherches de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, dresse un état des lieux des moyens mis en œuvre pour faire respecter les obligations existantes pour les entreprises. Il apparaît que l’UE défend des interventions ciblées de la part des inspecteurs du travail, avec des sanctions proportionnées, mais aussi le développement d’outils de communication innovants et d’échange de bonnes pratiques d’un pays à l’autre.

Pourtant, selon les auteurs du papier, l’UE ne se contenterait là que de grands principes, limités dans les faits par une logique de marché tendant à promouvoir depuis plusieurs décennies la "rationnalisation" législative et l’allègement des charges administratives pour les entreprises. "Ce néo-libéralisme prive aujourd’hui les inspecteurs du travail des ressources nécessaires pour accomplir leur mission" déplore Marian Schaapman, responsable pour l'unité Conditions de travail, santé et sécurité de l’ETUI. "Résultat : un inspecteur du travail ne peut visiter une entreprise qu’une fois tous les trente ans en moyenne".

Or les institutions européennes n’interrogent pas les déterminants politiques et économiques des transformations survenues dans les environnements de travail. Il en résulte, soulignent les auteurs du papier de l’ETUI, une prise en compte "approximative" des causes à l’origine des risques liés au travail et des moyens de les prévenir. De même, faute de pouvoir toucher un grand nombre d’entreprises, les inspections du travail privilégient aujourd’hui l’information aux entreprises et leur mise en conformité volontaire aux normes de santé et sécurité, réduisant le risque de sanctions.

Pourtant, les recherches montrent que "les inspections assorties de recommandations voire de pénalités sont particulièrement dissuasives et réduisent les blessures au travail". Selon Marian Schaapman, "il faut trouver un équilibre entre sanctions et mesures soft, telles que les campagnes d’information à destination des employeurs. Mais ceux qui bafouent à répétition les règles doivent être sanctionnés. Et le risque d’amendes doit être élevé. Il faut une stratégie de la carotte et du bâton." Pour optimiser la mise en conformité et les inspections, la réglementation a développé une approche basée sur l’analyse des risques : les activités, ou entreprises, à risque - telles que l’agriculture, la construction ou encore les industries lourdes - sont ciblées en priorité par l’inspection du travail. 

Cependant, une activité ne présentant pas de risques pour la santé et la sécurité aujourd’hui peut s’avérer dangereuse demain. "Dans certains pays, les inspections du travail ont fait une évaluation simpliste des niveaux de risque : les industries lourdes ont été classées à risque et pas le travail en bureaux" regrette David Walters, "c’est erroné puisque ces derniers peuvent présenter de hauts niveaux risques. Mais ils savent qu’ils ne feront pas l’objet d’inspections". Les critiques voient dans l’approche basée sur le risque une énième manifestation d’une mise en conformité dérégulée, où l’Etat est faible et où les efforts se concentrent sur l’autorégulation et le partage de bonnes pratiques. 

C’est d’autant plus regrettable, rappelle l’article de l’ETUI, que la relation de travail est par essence déséquilibrée entre l’employeur et son employé et que les taux de syndicalisation sont dans certains États-membres réduit à peau de chagrin, empêchant les salariés de faire entendre leur voix. Les recherches et les "cadres stratégiques" définis par l’UE associent pourtant les syndicats à la promotion de la santé et la sécurité au travail. Mais leur implication reste traditionnelle, avec par exemple de simples missions d’information. D’autres organisations de travailleurs gagneraient à être prises en compte, souligne les chercheurs – "Les centres de travailleurs migrants, les centres de jeunes travailleurs, les centres de défense des travailleurs, et les centrales de conseil juridique pour travailleurs peuvent aussi contribuer aux inspections et à la mise en conformité".  Des groupes ignorés par l’Union européenne dans la définition de ses stratégies pluriannuelles. 

Dès lors, comment palier les faiblesses de la mise en conformité aux règles sur la santé et la sécurité sur le lieu de travail ? Pour s’adapter aux nouvelles organisations du travail, les inspections doivent innover comme, par exemple, remonter la chaîne des responsabilités dans les circuits d’approvisionnement. La pression du marché liée au respect de normes sociales est aussi un bon moyen de pression : les chaînes d’approvisionnement sont sensibles à l’image qu’elles renvoient et ne veulent pas être prises en défaut aux yeux du monde en matière de santé et de sécurité sur le lieu de travail. En 2013, l’effondrement au Bangladesh d’un immeuble abritant quelque 1000 ouvriers du textile a ainsi mis dans l’embarras des marques comme Gap, Benetton, C&A et Mango qui y faisaient fabriquer leurs vêtements à moindre coût. La pression internationale a conduit marques et distributeurs à signer un accord sur la sécurité incendie et la sécurité des usines aux Bangladesh jusque-là dédaigné par eux.

D’une manière plus générale, Marian Schaapman, plaide pour un changement de responsabilité. Selon elle, l’application et le respect des règles peuvent relever principalement de la compétence des Etats membres, mais une orientation beaucoup plus forte de la politique de l’UE est nécessaire. "Aujourd'hui, cependant, les politiques néolibérales prévalent dans la plupart des Etats membres, ce qui ne contribue pas au visage social de l'Europe”, ajoute-t-elle “Or, la santé et la sécurité des travailleurs ne sont pas à vendre, il s'agit en fait d'un droit humain fondamental".


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