La nomination de l’ex-Première ministre estonienne Kaja Kallas en tant que Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS) est sans aucun doute une preuve irréfutable du fait que s’opposer à l’invasion de l’Ukraine par la Russie représente une priorité de l’UE. En Géorgie, autre membre clé du partenariat oriental ayant subi le premier une agression russe en 2008, Kallas sera confrontée à une montée de l’influence russe et à la transformation du pays en vassal de la Russie, contre la volonté de son peuple.
Une victoire politique russe en Géorgie, qui semble aujourd’hui plus proche que l’on pourrait l’imaginer, représenterait un revers majeur pour les intérêts de l’UE en Géorgie et une tragédie pour le peuple géorgien, qui a exprimé avec fermeté et à plusieurs reprises ses aspirations européennes. La nouvelle Haute représentante devra personnellement se concentrer non seulement sur la manière d’éviter ce désastre, mais aussi sur le rétablissement d’un solide contrôle politique sur la bureaucratie du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), celui-ci ayant souvent contribué à étendre l’influence russe en Géorgie.
L’enjeu ne pourrait être plus important : alors que la transformation de la Géorgie en un satellite de la Russie serait une catastrophe en soi, l’incapacité d’aider le peuple géorgien à inverser ce glissement vers l’oubli rendrait également vains les efforts de l’UE pour attirer l’Arménie vers l’Ouest.
Il ne fait aucun doute que la loi sur "l'influence étrangère" adoptée en mai 2024 par le parti au pouvoir en Géorgie, Rêve géorgien – un copier-coller de la législation russe draconienne que le régime de Poutine a [adoptée en 2012] et utilisée depuis pour démanteler la société civile en Russie – représente une victoire pour le Kremlin. [La loi oblige les organisations et médias qui obtiennent plus de 20 % de leur financement de l'étranger de s'enregistrer en tant qu'agents étrangers, et de se soumettre à des audits financiers intempestifs de la part du gouvernement. Ceux qui ne s'y conforment pas peuvent se voir infliger des amendes allant jusqu'à plusieurs milliers d'euros. Son adoption a poussé l’UE à suspendre le processus d’adhésion de la Géorgie].
Les dirigeants russes, y compris Vladimir Poutine lui-même, ont soutenu d’une manière ou d’une autre la législation et le parti Rêve géorgien face aux critiques occidentales. Cependant, l'institution que Kallas dirigera, le SEAE, a continué de faire comme si de rien n’était, bien que le Rêve géorgien ait franchi une ligne rouge après l'autre. Le service n’a pas agi face à l’éminence grise de Rêve géorgien, l'oligarque Bidzina Ivanishvili [l'homme le plus riche du pays, qui a bâti l'essentiel de sa fortune en Russie] et ses acolytes, et ce pendant aussi longtemps qu’il lui a été possible, favorisant ainsi le recul démocratique de la Géorgie et sa dérive vers la Russie.
Notre objectif aujourd’hui, tout comme celui du peuple géorgien, doit être d’empêcher ce glissement et d’éviter la catastrophe finale de la “biélorussisation” du pays.
Personne, dans les capitales occidentales – et particulièrement à Bruxelles – ne se fait d'illusion sur le fait qu'à moins d’imposer de fortes sanctions financières à Ivanishvili et à ses marionnettes, l’avenir sera encore plus sombre non seulement pour la Géorgie, mais également pour l’UE et ses intérêts : quasiment toutes les organisations de la société civile géorgienne ayant refusé de s’enregistrer au registre inspiré du Kremlin sont menacées de fermeture. Dans son manifeste anti-Occident du 29 avril, Bidzina Ivanishvili a lui-même annoncé une répression à grande échelle qui comportera assurément des poursuites massives, des arrestations, voire des violences.
Les organisations géorgiennes chargées de surveiller les élections seront presque certainement démantelées, limitant la pertinence du contrôle international des prochaines législatives prévues pour le 26 octobre, alors que le scrutin lui-même sera menacé. La “biélorussisation” de la Géorgie et sa transformation future en un vassal du Kremlin franchiront une étape de plus.
Car le régime d’Ivanishvili a depuis un certain temps repris les tactiques du manuel du Kremlin, et a notamment recours à des groupes d’hommes masqués, souvent mêlés à la police, pour attaquer et frapper les manifestants, y compris à proximité de leur domicile et devant leurs enfants.
Comment cette catastrophe a-t-elle pu se produire ? La Géorgie n’était-elle pas supposée se trouver au premier rang du partenariat occidental ?
Nombre d’entre nous alertent depuis des années sur la dérive de la Géorgie dans l’orbite du Kremlin, étroitement liée à un recul démocratique du pays. Ces inquiétudes ont souvent été minimisées par les bureaucrates à plusieurs niveaux. Le rapport de 2013 de Thomas Hammarberg, le conseiller spécial de l’UE sur la réforme constitutionnelle et juridique, a sous-estimé et même nié la mise en place d’une justice sélective sous le gouvernement de Rêve géorgien, ce qui a été extrêmement préjudiciable à un moment où davantage aurait pu être fait.
Trop nombreuses sont les personnes à avoir détourné le regard, pressées d’annoncer le “succès” de leur propre travail. En 2016, lors d’une rencontre avec un groupe d’eurodéputés en visite, Janos Herman, alors ambassadeur de l’Union européenne en Géorgie, a minimisé leurs inquiétudes à propos des penchants pro-russes d’Ivanishvili et a défendu le bilan et les intentions de l’homme politique. Il leur a également demandé de ne pas qualifier celui-ci d’oligarque, mais plutôt de “magnat patriotique éclairé”. Janos Herman a également défendu une loi controversée utilisée par Rêve géorgien pour prendre le contrôle de la Cour constitutionnelle, alors indépendante et respectée.
Il s’agit malheureusement d’un exemple parmi d’autres de la manière dont l’ignorance a progressivement amené la Géorgie à sombrer vers le désastre.
Notre objectif aujourd’hui, tout comme celui du peuple géorgien, doit être d’empêcher ce glissement et d’éviter la catastrophe finale de la “biélorussisation” rapide et imminente du pays. C’est exactement ce que Kaja Kallas souhaite, nous en sommes convaincus. Pour cela, l’Occident – et l’UE en particulier – doivent se servir dès à présent des leviers dont ils disposent et le dossier géorgien doit à nouveau faire l’objet d’un contrôle politique strict au plus haut niveau à Bruxelles. Ne pas sanctionner les individus qui ont poussé la Géorgie dans les griffes de la Russie ne relève pas du “pragmatisme”. C’est une invitation à persévérer dans cette voie.
Alors que les Etats-Unis ont infligé des restrictions de voyage à ces personnes et à leurs familles, ne pas faire pareil encourage directement la multiplication des têtes brûlées au sein de Rêve Géorgien.
On peut s’attendre à ce que la Hongrie, qui occupe la présidence tournante de l’UE, tentera de bloquer ce genre de mesures. Mais, comme la saga des sanctions contre la Russie l’a démontré, l’UE peut éviter d’être prise en otage par le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, et la Commission dispose d'un certain nombre d'outils exécutifs. L’enjeu est tout simplement trop important et, comme on a vu par le passé, l’inaction constitue une très mauvaise politique.
Le peuple géorgien a témoigné de sa détermination, de sa discipline non violente, de son engagement envers les idéaux européens et de sa résistance à l’influence tyrannique du Kremlin.
Il est désormais temps pour l’Europe de réagir, de se battre pour la démocratie et l’Etat de droit, et pour permettre à la Géorgie de rester candidate à l’adhésion à l’Union européenne.
Publié en collaboration avec La Libre Belgique, EUobserver et Linkiesta.
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