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Le président serbe Aleksandar Vučić lors d'un meeting électoral virtuel pendant le confinement du coronavirus, le 16 mai 2020.

À Belgrade, une démocratie grégaire

Le coronavirus révèle la fragilité de nos libertés et combien il suffit de peu pour les perdre. Autorités et citoyens se sont rendus complices pour transformer les questions posées par le Covid-19 en manifestation d’autoritarisme et de fragmentation sociale, écrit l’historienne serbe Dubravka Stojanović. Au lieu d’une immunité collective, nous avons obtenu une démocratie grégaire.

Publié le 9 juin 2020 à 16:35
https://www.youtube.com/watch?v=SWXqICxc24U  | Le président serbe Aleksandar Vučić lors d'un meeting électoral virtuel pendant le confinement du coronavirus, le 16 mai 2020.

La médecine peine à comprendre tous les mystères et les mécanismes qui entourent le coronavirus. En revanche, le virus a entièrement levé le voile sur les mystères et les mécanismes qui entourent de nombreux régimes politiques. Il a fait l’effet d’une d’explosion, amplifiant tout ce dont nous avons été témoins depuis quelque temps, mais que nous avons refusé de voir. L’“ennemi invisible” a rendu les problèmes politiques visibles. Il a principalement révélé la façon dont nous maîtrisons nos libertés en temps de crise et la rapidité avec laquelle les libertés deviennent un fardeau lorsque nous nous sentons menacés.

La pandémie montre que des régimes a priori très différents sont en fait assez similaires, en particulier ceux qui sont fondés sur le fantasme de leur unicité et de leur exceptionnalisme. De Xi Jinping et Vladimir Poutine à Viktor Orbán et Aleksandar Vučić, en passant par Boris Johnson, Trump et Bolsonaro, tous ont réagi de manière comparable face au Covid-19 : d’abord, dissimuler le sérieux de la situation, puis se moquer du virus en disant qu’il ne pouvait rien “nous” faire, que “nos” mesures ne seraient pas les mêmes que celles des autres. Ensuite, lorsque le taux de mortalité a bouleversé leurs positions initiales inébranlables, certains d’entre eux ont commencé à introduire des mesures des plus radicales, sans doute dans un effort pour rester dans l’exception.

Alors qu’ils affirmaient qu’elle était absolument ridicule, la pandémie a été prise au sérieux, comme une occasion pour forcer la main de leurs citoyens et de les faire taire. Leurs visages rayonnants aux conférences de presse montraient clairement qu’ils passaient un excellent moment et que la pandémie était l’occasion rêvée pour transformer leurs sautes d’humeur en un système politique. Autrement dit : s’accorder toutes les libertés possibles et inimaginables. Dans cette discipline de compétition, en Europe, Viktor Orbán leur a volé la vedette alors qu’Aleksandar Vučić, le dirigeant de mon pays, la Serbie, s’est plutôt fait discret.

Pandémie sur Facebook

Au début de la pandémie, Vučić ricanait lors d’une conférence de presse alors qu’il se tenait derrière les médecins qui affirmaient que c’était “le plus drôle des virus, comme il n’en existe que sur Facebook” et qui conseillaient vivement aux femmes serbes de vite se rendre à Milan pour faire de bonnes affaires sur des chaussures, pendant le confinement. Puis, Vučić a introduit des mesures comme on n’en trouve pas dans les autres pays. Il a déclaré l’état d’urgence unilatéralement, sans l’approbation du Parlement et en violant la constitution. Des soldats armés ont été déployés dans les rues. Les personnes de plus de 65 ans n’avaient pas le droit de sortir de chez elles. Il a instauré un couvre-feu quotidien de 12 heures (de 17 heures à 5 heures du matin). Le week-end, le couvre-feu était imposé toute la journée et pour Pâques, l’interdiction de circuler a atteint un record de longévité de 84 heures. Le Parlement a été dissous.

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Une journaliste qui a écrit des articles sur les conditions de travail dans les hôpitaux a été arrêtée. Un musicien a également été arrêté pour avoir écrit une chanson indésirable. Les conférences de presse de l’équipe de gestion de crise ont été annulées car poser des questions sur la pandémie était considéré comme une trahison. Un jour, Vučić déclarait que la pandémie ne pouvait pas nous atteindre, qu’on pouvait éviter de tomber malade en buvant de la slivovitz, et le lendemain, il disait qu’il y aurait tellement de morts qu’il n’y aurait plus de place dans les cimetières. Les mesures radicales changeaient presque tous les jours, des droits étaient accordés, puis révoqués. Les tabloïdes en faveur du régime diffusaient de fausses informations et des théories du complot qui contredisaient les annonces de l’équipe de gestion de crise. Tous les efforts étaient déployés pour intimider les citoyens et, dans l’anxiété dominante, consolider leur foi dans le gouvernement et sa puissante emprise.

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Ce comportement de la part des autorités n’était pas surprenant. Cependant, la manière dont les citoyens ont manié leurs libertés est très intéressante. Dans la plupart des pays, les cotes de popularité des gouvernements sont montées en flèche. À la fois pour ceux qui ont introduit des mesures rationnelles et efficaces contre la pandémie, mais aussi pour ceux qui en ont profité pour suspendre les libertés, tout en enregistrant des taux de contamination et de mortalité extrêmement élevés. C’est le cas de la Serbie, par exemple, où les mesures de sécurité ont été les plus strictes de la région, mais où le nombre de personnes infectées par million d’habitants a atteint plus du double de celui des autres pays de l’ex-Yougoslavie. Les gens se sont regroupés autour de leurs dirigeants, prêts à céder leurs droits à ceux qui savaient en faire meilleur usage. L’idée de regroupement est venue instinctivement, par conséquent, les partis de l’opposition, du moins en Serbie, ont également oublié leurs responsabilités et devoirs envers les citoyens, en disant que ce n’était pas le moment de parler de politique !

Kapos autoproclamés

De nombreux citoyens se sont rapidement adaptés à la situation d’urgence. Beaucoup se sont délectés d’avoir la possibilité de ramener la violence de l’État à l’échelle de notre petit magasin du coin. Dès que des files d’attente se sont formées devant les boutiques, des “kapos” auto-proclamés sont apparus, montrant bruyamment leur pouvoir tout récemment obtenu, criant des ordres et intimidant les passants. Non pas dans le souci de maintenir l’ordre, mais par pur plaisir. Certains de ces auto-désignés pointaient du doigt les personnes de plus de 65 ans, les faisaient sortir des magasins et les renvoyaient chez eux. Selon les rapports de police, quasiment tous les individus de plus de 65 ans qui avaient violé leur assignation à résidence ont été dénoncés par leurs voisins. Ça vous rappelle quelque chose ?

En plus de ce fascisme de rue quotidien, nous avons été témoins d’un phénomène complètement différent. Dans de nombreux endroits autour du monde, le relâchement des mesures a été immédiatement suivi par le comportement presque excessif des citoyens. Des gens qui s’attroupaient dans des cafés, des parcs et sur des plages, comme si le danger n’avait jamais existé et qu’il n’apparaîtrait jamais. Des responsables politiques bosniens aux officiers de police allemands, beaucoup de personnes ont été prises dans l’irrespect des mesures dans des fêtes secrètes, alors que des gens en Grèce réinvestissaient les plages qui avaient réouvert. Même les autorités suédoises ont été déconcertées par le comportement irresponsable des citoyens qui se sont rassemblés avec insouciance dans les cafés, contraignant le gouvernement à abandonner en partie sa politique basée sur la confiance.

On peut avoir l’impression que les événements que je décris n’ont aucun rapport les uns avec les autres. Ce n’est pas mon avis. Au contraire. Je pense que ce sont les différentes apparences que peut prendre un système que l’on appelle la démocratie autoritaire. Ces régimes diffèrent les uns des autres, mais ils ont en commun la manière dont ils manient les libertés. C’est sur ce point que les autorités et les citoyens ont trouvé un terrain d’entente. La distribution descendante du pouvoir s’est rapidement mise en place. Les citoyens ont accueilli l’abolition des institutions comme une libération de leurs responsabilités. Ils ont interprété le mépris de la loi de la part des autorités comme un signe de la levée de toutes les restrictions.

En perdant leurs droits, ils ont vu l’opportunité de s’approprier ce qu’il restait de leurs libertés et de les utiliser comme ils le souhaitaient. Lorsque les autorités ont suspendu les restrictions, des citoyens ont imaginé qu’ils étaient à présent libres de ne plus se soucier des autres. Les autorités, tout comme les citoyens, ont pris un morceau de ce dont ils avaient besoin à ce moment précis, l’ont utilisé, puis s’en sont débarrassés lorsqu’ils n’en avaient plus la nécessité. Ils ont fait porter le chapeau à l’ennemi (la Chine, George Soros, les Juifs, les migrants, la 5G, Bill Gates…) pour la diffusion du virus et s’en sont pris à lui de toutes leurs forces.

Ils ont invoqué la science lorsqu’ils en avaient besoin, et l’ont ridiculisée lorsqu’elle ne jouait pas en leur faveur. Ils ont tenté de nuire à toute autorité, ont tout remis en cause, semant le doute pour ébranler la confiance, l’unité et la solidarité. En se laissant prendre au jeu, les citoyens ont également contribué à la fragmentation sociale et à la formation d’individus effrayés et peu assurés qui espèrent que quelqu’un viendra et tapera du poing sur la table. Le Covid-19 a démontré la fragilité de nos libertés et combien il suffit de peu pour les perdre. Pour le plus grand plaisir de tous.

Nous n’avons pas atteint l’immunité de groupe, mais nous avons obtenu la démocratie grégaire. On dirait bien qu’il faudrait tout reprendre à zéro.

Cet article fait partie du projet Debates Digital, une série d'articles publiés en ligne en partenariat avec Voxeurop, incluant des textes et des discussions en direct d’auteurs, de spécialistes et d’intellectuels publics exceptionnels qui font partie du réseau Debates on Europe. Les auteurs participeront à un débat en ligne que vous pourrez suivre sur YouTube le 16 juin à 19h, heure de Bruxelles.

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