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En Belgique, l’“expérience kafkaïenne” de la vaccination pour les sans-papiers

En Belgique, les sans-papiers rencontrent de nombreuses difficultés pour se faire vacciner, et le nombre de sans-papiers non vaccinés reste très flou.

Publié le 24 février 2022 à 10:46

Fred*, 60 ans, vit en Belgique depuis 2006 – la plupart du temps en situation irrégulière – et exerce le métier de traducteur. En avril 2021, il a voulu se faire vacciner contre le Covid-19. En raison de son statut, sa quête d’un vaccin est devenue un véritable parcours du combattant : “Je ne faisais que courir après l’information, mais ni mon médecin de famille, ni l’hôpital, ni les services sociaux n’étaient en mesure de me dire comment je pouvais me faire vacciner sans numéro de registre national.

Il est loin d’être le seul : en Belgique, environ 150 000 personnes n’ont pas de documents de séjour valides, dont près de 90 000 à Bruxelles seulement. Alain Maron, ministre bruxellois de la Santé, a dénombré 30 000 personnes non inscrites au registre national ayant pu se faire vacciner dans la capitale. Mais il ne s’agit que d’une approximation qui pourrait inclure des personnes ne se trouvant dans le pays que temporairement, comme les touristes par exemple.

Fred ne compte plus les réponses inutiles qui lui ont été adressées par mail lorsqu’il cherchait à se faire vacciner. Il résume son parcours ainsi : “Une expérience kafkaïenne, vraiment. Sur une ligne téléphonique d’information sur les vaccinations, un opérateur m’a affirmé qu’il était ‘absolument impossible de se faire vacciner sans carte d’identité belge’. Il m’a invité à ‘retourner dans mon pays’. À force, ce genre d’attitude xénophobe ne m’étonne même plus.

Finalement, c’est grâce au service d’assistance de Medimmigrant, une association qui s’occupe des sans-papiers, que Fred a réussi à trouver des réponses et à se faire vacciner à l’été 2021. “Tous les jours, nous recevons des questions concernant la vaccination des sans-papiers”, indique Katrijn Vanhees, assistante juridique chez Medimmigrant. “La plupart d’entre elles portent sur l’accès à la vaccination et l’obtention d’un certificat de vaccination.

La peur de l’expulsion

Les sans-papiers cherchant à se faire vacciner et à obtenir un certificat de vaccination doivent présenter un numéro BIS, un identifiant qui permet aux personnes qui ne sont pas inscrites au Registre national belge d’être identifiées par la Sécurité sociale. Pour Fred, cette condition n’a pas posé de problème : il possédait déjà sans le savoir un numéro BIS grâce à sa carte médicale lui garantissant l’accès aux soins médicaux urgents. Pour d’autres sans-papiers, le numéro BIS est une étape compliquée, puisqu’il leur est demandé de renseigner soit une adresse en Belgique, soit une adresse à l’étranger, ou bien leur lieu et date de naissance. Ils craignent que ces informations ne puissent être utilisées contre eux plus tard.


“Une expérience kafkaïenne. Un opérateur m’a affirmé qu’il était ‘absolument impossible de se faire vacciner sans carte d’identité belge’. Il m’a invité à ‘retourner dans mon pays’. À force, ce genre d’attitude xénophobe ne m’étonne même plus” – Fred.


Ces informations peuvent-elles être utilisées par d’autres services pour suivre les personnes en situation irrégulière et les expulser ? “Non, l’accord de coopération sur les données de vaccination indique formellement que les informations ne peuvent pas être transmises à la police”, affirme Jan Eyckmans, porte-parole du ministre fédéral des Affaires sociales et de la Santé publique Frank Vandenbroucke. Koen Dewulf, le directeur de Myria, abonde dans le même sens : “Il est clairement indiqué que toute utilisation abusive de ces données est interdite. Nous comptons sur la bonne foi de tout le monde.

Une méfiance qui persiste

Malgré ces garanties, la méfiance à l’égard des autorités reste bien présente. Les sans-abris figurent également parmi les segments de la population longtemps oubliés des services publics. Filip Keymeulen, qui travaille pour Diogenes, une association qui s’occupe des personnes sans domicile, est souvent témoin de ce type de réflexion : “Tiens, le gouvernement qui n’a jamais voulu m’accorder de documents de séjour s’intéresse soudainement à moi en me proposant de me faire vacciner gratuitement ?”. Les sans-abris craignent de se voir implanter une puce et sont très sceptiques quant à la dangerosité de vaccins développés si rapidement.

Filip Keymeulen s’efforce malgré tout d’établir le dialogue avec les sans-abris. “En les écoutant et en prenant leurs inquiétudes au sérieux, on arrive généralement à les convaincre. Mais il arrive que malgré ça, tout ne se passe pas comme prévu. Par exemple, après de nombreuses démarches, l’un de nos clients avait réussi à obtenir un numéro BIS de la part d’un médecin. Mais lorsqu’il s’est rendu dans un centre de vaccination près de la gare de Bruxelles-Midi, on lui a quand même demandé une carte d’identité, et il a dû rebrousser chemin. Normalement, un numéro BIS aurait dû suffire, mais les personnes qui travaillaient dans ce centre n’étaient pas au courant de cette procédure.

Une approche communautaire de la vaccination

Avec la régularisation des procédures de vaccination des sans-papiers, la situation s’est améliorée. Le personnel des centres de vaccination commence à bien connaître ces procédures et est désormais en mesure de délivrer des numéros BIS. Pour Katrijn Vanhees (Medimmigrant), il s’agit d’une étape importante : “Au début, l’initiative Mobivax, coordonnée par des organisations de la société civile, ciblait les personnes les plus vulnérables. À présent, nous essayons le plus possible d’inclure les sans-papiers dans les initiatives locales de vaccination. Ainsi, ils accèdent à la vaccination en même temps que les personnes en règle.

Autre bonne nouvelle : les hôpitaux et les pharmacies sont désormais autorisés à vacciner. “Ces lieux inspirent davantage confiance aux sans-papiers que les centres de vaccination, qui semblent davantage associés au gouvernement et à l’État.”, explique Katrijn Vanhees.

Le manque d’action du gouvernement

Katrijn Vanhees comme Filip Keymeulen déplorent le manque de clarté des politiques gouvernementales. “Il n’a jamais été mentionné explicitement que les sans-papiers n’avaient pas accès à la vaccination, mais les politiques se sont montrées très vagues à ce sujet, et ce pendant un bon moment”, déclare Katrijn Vanhees. “Ce manque de clarté a généré beaucoup de confusion chez les groupes concernés. À en croire l’accord de coopération, ‘toute personne résidant sur le territoire belge’ peut se faire vacciner. Mais qu’est-ce qu’on entend par là ? Parle-t-on de résidence légale ou de facto ?

Le porte-parole de Frank Vandenbroucke tente de clarifier : “Nous l’avons toujours dit : Nous ne serons pas tirés d'affaire tant que tout le monde ne sera pas vacciné. Pour atteindre les groupes concernés et les convaincre de se faire vacciner, nous avons opté pour une approche ciblée, en laissant aux intermédiaires et aux structures qui avaient déjà gagné leur confiance le soin d’entrer en contact avec eux. Nous n’avons pas pu miser sur une méthode de communication classique, car ces groupes ont rarement les moyens d’accéder aux médias que nous utilisons habituellement.


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Loin de se limiter à la Belgique, le défi de la vaccination des sans-papiers concerne toute l’Europe. Lighthouse Reports (voir tous les articles ici), un média d’investigation à but non lucratif travaillant avec les principaux médias européens, a établi un tableau comparatif des politiques de vaccination des sans-papiers de 18 pays européens.

La Belgique arrive en milieu de classement. Son manque de garanties concernant la protection de la vie privée et la transparence l’empêche de se classer plus haut. Fred ne peut qu’être d’accord sur ce point : “Je crois que les Belges sont définitivement allergiques à la transparence. Il n’y a qu’à voir : j’avais déjà un numéro BIS, mais personne n’était en mesure de m’en informer.

*Le prénom a été changé.

👉 Article original à retrouver sur Knack

En collaboration avec European Cultural Foundation

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