Décryptage Droit et migration

Défendre les exilés en Europe, mission impossible pour leurs avocats ?

Comment continuer à défendre les droits des personnes migrantes quand les gouvernements cessent de respecter l’Etat de droit ? En Belgique, Grèce, Italie et Pologne, trois avocates et un chargé de plaidoyer témoignent, entre frustration et espoir, de l’importance de construire des alliances et de changer de perspective.

Publié le 10 mai 2023 à 10:03

Il y a quelques années, au détour d’une interview sur le Pacte sur la migration et l’asile que la Commission européenne venait de présenter, l’avocate italienne Anna Brambilla m’avait lancé : “Je propose de fonder le GTEAF : Groupe transnational d’entraide pour avocats frustrés”.

À mi-chemin entre la boutade et l’appel à la résistance, l’idée de Brambilla, membre du réseau Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione (Asgi), naissait d’un constat : dans un contexte européen toujours plus hostile aux personnes exilées, face au démantèlement toujours plus rapide du droit d’asile et des étrangers, la défense des droits des personnes migrantes était devenue une mission presque impossible, un métier décrédibilisé par des gouvernements agitant le spectre des “avocats militants”.

Depuis 2020 la situation ne n’est pas améliorée, accentuant le sentiment d’impuissance qui guette les avocates et avocats engagés aux côtés des demandeurs d’asile et des autres personnes cherchant à régulariser leur présence sur le territoire de l’Union européenne. De droite à gauche, les gouvernements européens s’appliquent à restreindre les droits des personnes étrangères en modifiant les lois ou en les ignorant, piétinant au passage leurs droits fondamentaux.

Aucune pratique n’est aussi emblématique à cet égard que celle des refoulements. Alors que le droit international interdit de renvoyer des demandeuses et demandeurs d’asile vers des territoires où leur vie ou leur liberté seraient menacées, cette opération est devenue courante dans plusieurs états membres, aux frontières tant extérieures (Bulgarie, Croatie, Espagne, Grèce, Hongrie, la liste est longue) qu’intérieures de l’UE (comme c’est le cas à la frontière franco-italienne).


Depuis quelques années, même quand nous démontrons que la personne pourrait mourir si elle est renvoyée dans son pays d’origine, le juge répond : ‘Tant pis’”. – Selma Benkhelifa


La Lituanie vient de franchir un pas en adoptant une loi qui légalise la pratique, mais la plupart des pays qui effectuent des refoulements à la frontière le font en violant sciemment la loi.

À Lesbos, île grecque à une dizaine de kilomètres des côtes turques, les refoulements se vérifient “presque chaque jour, parfois plusieurs fois par jour, ce que les autorités démentent systématiquement”, dénonce Ozan Mirkan Balpetek, chargé de plaidoyer et de la communication au Legal Centre Lesvos (LCL), une organisation sans but lucratif enregistrée en Grèce, qui fournit de l’assistance juridique gratuite aux personnes migrantes.

En Pologne, l’avocate Aleksandra Pulchny, membre de l’Association for Legal Intervention à Varsovie, décrit une situation similaire: “Depuis août 2021, les personnes qui arrivent de Biélorussie sont transférées par les garde-frontières polonais dans la forêt de Białowieża. Cela continue aujourd’hui car, malgré la construction du mur à la frontière, les personnes parviennent encore à entrer en Pologne. Et même si nous avons obtenu des condamnations par des tribunaux, les garde-frontières continuent à les refouler.


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Pour renforcer son action de soutien juridique et humanitaire aux personnes arrivant à la frontière, l’association a créé avec d’autres partenaires le réseau Grupa Granica. “Nous faisons aussi partie du Migration Consortium”, explique Pulchny, “un réseau d’ONG polonaises avec lequel nous publions des positions communes et rencontrons les autorités”. À l’échelle européenne, l’association a adhéré au projet PRAB, qui réunit des organisations luttant contre les refoulements. “S’associer avec d’autres partenaires est essentiel”, assure Pulchny.

Balpetek est du même avis, mais il souligne l’importance de construire des alliances au-delà des frontières de l’UE, comme cela a été fait à l’occasion du septième anniversaire de l’accord de coopération UE-Turquie, dénoncé par LCL avec 73 partenaires. “Le fait que des décès aient lieu dans les eaux internationales ou dans des no man's lands doit naturellement porter les avocats travaillant dans l'UE à coopérer avec des collègues dans les pays voisins”. Balpetek évoque ainsi la coopération en cours dans l’affaire Barış Büyüksu, un citoyen turc mort le 22 octobre 2022, peu après avoir été retrouvé dans un radeau au large de la ville turque de Bodrum.

D’après des témoignages, il était arrivé sur l’île grecque de Kos, où il aurait été détenu et torturé par les autorités locales avant d’être refoulé avec quatorze autres personnes. Le rapport d’autopsie, publié récemment en Turquie, confirme les accusations de torture.

Plus les refoulements deviennent une réalité, plus nous ressentons le besoin de collaborer avec nos collègues en Turquie”, explique Balpetek, “parce que la Grèce continentale est à 500 km de Lesbos, alors qu’en ce moment, pendant que je parle, je peux voir la Turquie de ma fenêtre. L’Europe ne finit pas en Grèce ou en Bulgarie.

Les trois associations misent sur le contentieux stratégique, c’est-à-dire le choix de porter des cas emblématiques devant une cour nationale ou internationale afin de provoquer un changement plus large sur le plan juridique et social. “Cela peut être utile, mais il y a le revers de la médaille”, remarque toutefois Brambilla, “car même quand on obtient une victoire, le pouvoir se réorganise pour contrecarrer ce résultat. Il ne faut pas se laisser décourager pour autant, mais peut-être faudrait-il repenser le contentieux stratégique afin de mieux prévoir les possibles réactions de l’Etat.


“Je dis souvent que les étrangers sont un banc d’essai des politiques liberticides. Cette façon de ronger les droits fondamentaux, on l’essaye d’abord sur les étrangers parce que ça n’intéresse personne. C’est un précédent très dangereux.” – Selma Benkhelifa


Pulchny donne un exemple concret. Suite à des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la détention de mineurs en séjour irrégulier, “certains tribunaux polonais avaient changé leurs positions”. Puis, récemment, le centre de détention pour familles avec enfants de Kętrzyn, dans le nord du pays, a été transformé en structure réservée aux hommes. “Nous croyons que c'est peut-être parce que le tribunal chargé d’examiner les affaires concernant ce centre était devenu trop ‘pro-mineurs’”, explique l’avocate. “Aujourd'hui, les familles avec enfants sont détenues dans une autre ville, où le tribunal n'est pas aussi sensibilisé, et nous devons recommencer notre travail.

“L’Etat, ça l’embête de devoir se soumettre au droit”, résume l’avocate belge Selma Benkhelifa, membre de l’association Progress Lawyers Network. Benkhelifa est du genre à réciter un poème de Bertolt Brecht (“Nos défaites, voyez-vous,/ ne prouvent rien, sinon/que nous sommes trop peu nombreux/à lutter contre l’infamie”) quand un juge décide de renvoyer sa cliente, une jeune fille afghane scolarisée en Belgique, dans son pays d’origine.

J’ai l’impression que quand j’ai commencé à exercer la profession, en 2001, juges et avocats étaient d’accord sur les fondamentaux : les droits humains, c’est important, une personne noire et une personne blanche sont égales. Par contre on nous disait ‘Votre client ment’, et nous devions prouver qu’il ne mentait pas. Depuis quelques années, même quand nous démontrons que la personne pourrait mourir si elle est renvoyée dans son pays d’origine, le juge répond : ‘Tant pis’”. Benkhelifa et ses collègues ont pris l’habitude d’aller plaider à plusieurs “quand on risque de se retrouver avec un tribunal très hostile : pour se soutenir, mais aussi parce que parfois on entend de ces choses… Et on se demande si on rêve.

Frustration

Plus récemment, en Belgique, même les juges ont dû céder à l’incrédulité. Malgré les plus de 8 000 condamnations par le tribunal du travail et les multiples injonctions de la Cour européenne des droits de l’homme, les autorités belges continuent à enfreindre la loi en laissant à la rue des milliers de demandeurs d’asile, qui tous et toutes ont droit à un hébergement. Pour Benkhelifa, ce refus de respecter les décisions de justice marque un tournant : “Je dis souvent que les étrangers sont un banc d’essai des politiques liberticides. Cette façon de ronger les droits fondamentaux, on l’essaye d’abord sur les étrangers parce que ça n’intéresse personne. C’est un précédent très dangereux.

Malgré l’ampleur des défis, de Varsovie à Bruxelles, de Lesbos à Milan la volonté de se battre ne fléchit pas, et c’est aussi grâce à la solidarité qui se tisse entre et autour les défenseurs des droits des personnes en mouvement. “Bien sûr, il y a de la frustration”, reconnaît Balpetek, “mais ce qui nous permet d’aller de l’avant, c'est l’énorme solidarité internationale”, comme celle suscitée par le cas des “Moria 6”, les six jeunes Afghans condamnés, sur la base d’éléments douteux, à de lourdes peines de prison pour l’incendie du camp de Moria à Lesbos en 2020 (le procès d’appel, qui devait commencer le 6 mars 2023, a été renvoyé d’un an). “Cette solidarité est importante pour nous, mais aussi pour les personnes détenues”. Dans toute l’UE et au-delà, les liens entre celles et ceux qui résistent – juristes, ONG, activistes – se renforcent ainsi à l’échelle transnationale.

Les choses bougent également au sein de la catégorie des juristes. “Je pense que face à la situation actuelle, certains collègues se radicalisent”, remarque Benkhelifa, “et reconnaissent qu’il faut ouvrir les frontières si l’on veut arrêter de faire mourir les gens”. Brambilla parle de la nécessité de changer de cap et de perspective, de ne pas penser exclusivement en termes d'asile mais de revenir à une réflexion originale sur les droits, sur la liberté de circulation et sur les migrations.

Le changement doit être aussi culturel et personnel”, souligne-t-elle. Ainsi, depuis 2022, l’Asgi propose à ses membres des rencontres avec des spécialistes des migrations dans d’autres domaines que le droit, afin de stimuler ce changement de perspective et d’éviter l’isolement et le fractionnement disciplinaire. “Par ailleurs, il est évident que même parmi les ‘experts’, le savoir est encore essentiellement blanc et occidental”, ajoute Brambilla. “Comme l’affirme Rachele Borghi, maître de conférences en géographie à l’Université Paris-Sorbonne, il est nécessaire de ‘décoloniser le savoir’”, et ce également dans le domaine du droit.

Clairement je suis fâchée, mais je ne suis pas désespérée, parce que je crois que la question des droits humains et de la démocratie est un éternel combat”, conclut Benkhelifa. “La situation va peut-être empirer encore pendant quelques années, et après ça ira mieux. Quand j’ai voulu devenir avocate, c’était notamment par admiration pour Gisèle Halimi. Pendant la guerre d’Algérie, elle a plaidé pour des militantes et militants du Front de libération nationale qui étaient condamnés à mort. Halimi et ses collègues avaient le courage de mener ce combat parce qu’ils croyaient en l’Algérie libre. Je crois suffisamment en l’égalité de tous les êtres humains et en l’ouverture des frontières pour continuer ce combat, même si, pour le moment, cela peut sembler utopique.


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