Data Pénurie de main-d’œuvre

Grande démission ou grande rotation? Travailler mieux en Europe, après le Covid

Les employeurs cherchent désespérément à recruter, partout en Europe. C’est le paradoxe de la situation actuelle du marché du travail : le rapport de force n’a jamais été aussi bon pour les travailleurs, mais ils vont malgré tout subir une sévère perte de pouvoir d’achat.

Publié le 15 août 2023 à 16:03

Le taux d’emploi vacant atteint des sommets dans la zone euro : 3,1 % des emplois salariés étaient non pourvus au troisième trimestre 2022, contre 2,6 % un an plus tôt et 2,2 % fin 2019, avant la crise sanitaire, selon les données d’Eurostat. ”Signe que les tensions se multiplient sur le marché du travail, le débat sur les pénuries de main-d’œuvre a remplacé le débat sur le chômage de masse”, estime le chercheur belge Wouter Zwysen, du European Trade Union Institute for Research (ETUI).

Le marché du travail est particulièrement tendu en Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas ou encore en Allemagne. Aux Pays-Bas, on compte actuellement 123 postes vacants pour 100 chômeurs, soit 15 fois plus que la France. ”Les entreprises ont du mal à trouver des travailleurs", confirme Pieter Gautier, chercheur à la Vrije Universiteit d'Amsterdam. "Si c'est en partie une plainte légitime, cela signifie aussi qu'elles offrent des salaires trop bas. Si les employeurs acceptaient d’augmenter les salaires, ils trouveraient sûrement des candidats”. 

Les salaires y ont bien augmenté, en moyenne, mais moins vite que l’inflation, ce qui signifie qu’ils ont diminué en termes réels. Résultat, des grèves ont éclaté dans un pays habituellement rompu à la négociation et au compromis. Et des hausses plus substantielles de rémunération ont dû être concédées dans certains secteurs : + 10 % dans le BTP et les chemins de fer, voire + 40 % dans le secteur de la sécurité. Parallèlement, les employeurs se sont tournés vers l’immigration, les Pays-Bas ayant enregistré un solde migratoire record en 2022 (+277 000 personnes). Mais pas de quoi combler tous les besoins.

Grande pénurie de main d’œuvre

En Allemagne, l’indice qui mesure les pénuries de main-d’œuvre atteint également des sommets. “En raison des tendances démographique propres à l'Allemagne, le besoin de travailleurs est plus élevé", explique l’économiste Gustav Horn, conseiller économique en chef du Parti Social-démcorate allemand (SPD). "De nombreux travailleurs de l'"économie fondamentale" (les soins de santé en particulier) ont démissionné et sont allés travailler dans le secteur privé. Dans  la restauration, de nombreuses personnes ont démissionné pendant et après la pandémie et sont parties travailler dans le secteur de la vente au détail. Certains hôtels ont perdu jusqu'à 50 % de leurs effectifs”.   Il manque 400 000 personnes en âge de travailler chaque année en Allemagne. Là aussi, les tendances migratoires sont à la hausse.

En Slovénie, le taux d’emploi vacant a battu un record au deuxième trimestre 2022. Les industries de la transformation, de la construction, l'éducation et les services de santé sont particulièrement concernées. Mais plus largement, en 2022, pas moins de 99 professions manquent de personnel.


C’est tout le paradoxe de la situation actuelle du marché du travail : le rapport de force n’a jamais été aussi bon pour les travailleurs, mais ils vont malgré tout subir une sévère perte de pouvoir d’achat


Idem en Italie, où les entreprises recherchaient en janvier plus d'un demi-million de travailleurs. La proportion d’employeurs déclarant se heurter à des difficultés d’embauche augmente, passant de 38,6% en janvier dernier à 45,6 % cette année. Une part qui grimpe à 55,8 % pour ceux qui veulent recruter des ouvriers qualifiés, 47,8 % pour les conducteurs d'installations et les ouvriers de machines fixes et mobiles, 47,4 % pour les professions techniques et 47,2 % pour les cadres et les professions intellectuelles et scientifiques.

Et la France n’est pas en reste : en juillet 2022, la proportion d’entreprises industrielles déclarant des difficultés de recrutement atteignait 67 %, un niveau inobservé depuis 1991, alors que la moyenne de longue période de cet indicateur s’établit à 31 %, selon l’Insee

Conséquence de cette pénurie inédite de main-d’œuvre, les démissions grimpent en flèche dans un certain nombre de pays. En France, par exemple, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut fin 2021 et début 2022, près de 520 000 par trimestre, dont environ 470 000 démissions de contrats à durée indéterminée (CDI). Rapporté au nombre de salariés, le taux de démission s’élevait à 2,7 % au 1er trimestre 2022. Pas si loin des Etats-Unis, là où l’expression “grande démission”  a fait florès : ce taux culminait outre-Atlantique à 3 % en décembre 2021. 

En Italie, plus de 1,6 million de démissions ont également été enregistrées au cours des neuf premiers mois de 2022, soit 22 % de plus qu'au cours de la même période de 2021. Et même avec un taux de chômage de 12,5 %, l’Espagne connaît un phénomène similaire, quoique de moindre ampleur : plus de 70 000 personnes ont quitté volontairement leur emploi en 2022, un record depuis 2001, c’est-à-dire depuis que cette série statistique existe. 

Débauchages en cascade

Difficile de savoir si le phénomène est généralisé à l’échelle du continent : il n’existe pas de statistiques précises agrégées à ce niveau : on sait que 3,5 millions d’Européens ont quitté leur emploi au troisième trimestre 2022, dont 545 400 personnes l’ont fait soit suite à une démission, soit parce que leur entreprise a fait faillite. Mais on ne connaît pas le détail de la répartition entre ces deux facteurs. On sait juste qu’ils étaient plus nombreux dans cette situation qu’un an plus tôt (+ 23 100). 

“Le taux de démission est un indicateur cyclique", analyse une note du ministère du Travail français. "Il est bas durant les crises et il augmente en période de reprise, d’autant plus fortement que l’embellie conjoncturelle est rapide. Durant les phases d’expansion économique, de nouvelles opportunités d’emploi apparaissent, incitant à démissionner plus souvent”. Rien d’anormal donc, au vu des bonnes performances actuelles des marchés du travail européens. 

Reste que les pénuries de main-d’œuvre ont tendance à accentuer le phénomène, via notamment des pratiques de débauchage de main-d’œuvre entre entreprises. Ainsi, les retours à l’emploi des démissionnaires semblent rapides malgré le niveau élevé de démission : en France, environ huit démissionnaires de CDI sur 10 au second semestre 2021 étaient à nouveau en emploi dans les 6 mois qui suivent.

Plus qu’à une “grande démission” à l’anglo-saxonne, c’est à une “grande rotation” de la main-d’œuvre que l’on assiste en Europe. Aux Etats-Unis, le phénomène s’est traduit par une baisse de la population active : de nombreux Américains ont quitté le marché du travail, en particulier les femmes faute de solution pour faire garder leurs enfants dans le sillage des confinements. Le taux d’activité des femmes de plus de 20 ans n’a ainsi toujours pas retrouvé son niveau d’avant pandémie outre-Atlantique (58,3% en janvier 2023, contre 59,2% en janvier 2020). Rien de tel en Europe, où le taux d’activité est supérieur de 1,6 point au niveau enregistré avant l’apparition du Coronavirus. Et concernant les femmes, il a encore plus augmenté (+1,8 point). C’est le turnover qui s’est accéléré. 

Car si les Européens n’hésitent plus à claquer la porte de leur entreprise, ce n’est pas parce qu’ils rejettent le travail en soi. Mais plutôt parce qu’ils ne sont plus prêts à travailler dans n’importe quelles conditions. 

Inversion du rapport de force salariés-patrons

Dans un contexte économique favorable, ils ont enfin la possibilité de faire la fine bouche : le rapport de force s’est inversé ! Le nombre élevé de démissions “reflète le dynamisme du marché du travail, et une situation dans laquelle le pouvoir de négociation se modifie en faveur des salariés”, peut-on lire dans la note du ministère du Travail français.

En toute logique, cette situation favorable aux salariés devrait alimenter les revendications salariales. Et c’est bien ce que l’on observe : selon les dernières prévisions de la Banque centrale européenne (BCE), publiées en décembre dernier, les salaires devraient augmenter de 4,5 % en 2022 dans la zone euro, et de 5,2 % en 2023. Des hausses non négligeables, mais qui restent bien inférieures à l’inflation : en 2022, les prix ont crû de 8,4 % en moyenne, et ils continueront de grimper de 6,3 % en 2023, toujours selon la BCE. Résultat : le salaire réel des Européens va diminuer. 

C’est tout le paradoxe de la situation actuelle du marché du travail : le rapport de force n’a jamais été aussi bon pour les travailleurs, mais ils vont malgré tout subir une sévère perte de pouvoir d’achat. 

En témoigne l’évolution du salaire minimum dont les hausses consenties dans de nombreux pays européens ont été grignotées par l’inflation, comme le soulignait en juin dernier une note de l’Eurofound, une agence de l’Union européenne sur les conditions de vie et de travail. Dans 15 pays du Vieux Continent sur les 21 qui en ont adopté un, le salaire minimum a baissé en termes réels, c’est-à-dire une fois pris en compte les effets de la hausse des prix, entre le 1er janvier 2021 et le 1er janvier 2022.

Une situation dont s’alarmait également l’organisation internationale du travail (OIT), dans son dernier rapport mondial sur les salaires. Elle y notait une chute de 2,4 % des salaires réels dans l’Union européenne entre les deux premiers trimestres de 2021 et ceux de 2022. Et rappelait que, derrière les moyennes, ce sont les salariés les moins bien rémunérés qui ont payé la note la plus salée liée à l’inflation. 

Plus de productivité et plus d’inflation

“Habituellement, quand les difficultés de recrutement augmentent, les chefs d’entreprise tentent de compenser en améliorant les gains de productivité et cela se traduit également par une hausse du salaire réel", explique l’économiste français Eric Heyer. "Aujourd’hui, c’est l’inverse : les difficultés de recrutement se traduisent par des pertes de productivité et des baisses de salaire réel. C’est très bizarre. C’est sans doute parce que l’on traverse une période d’inflation incroyable”. 

Et d’ajouter : “Cela voudrait dire que le rapport de force en faveur des salariés ne se traduit pas par des gains de salaire réel mais par beaucoup d’emplois, et de l’emploi plutôt de qualité. Comme si les salariés ne négociaient pas des hausses de salaires mais de meilleures conditions de travail”.  De fait, la part des emplois à durée déterminée a baissé de 1,8 point entre le troisième trimestre 2018 et le troisième trimestre 2022 au sein de l’Union européenne, passant de 15,9% à 14,1%. Une baisse que l’on constate dans la plupart des pays, à l’exception des Pays-Bas. Elle est particulièrement marquée en Pologne, au Portugal et en Espagne.

“Il n’y a pas eu de grande démission en Europe comme aux Etats-Unis, mais on a observé un phénomène de fuite des emplois de mauvaise qualité", juge le chercheur belge Wouter Zwysen. "Le boom des emplois vacants peut s’expliquer soit par le fait que les gens ont davantage d'options, soit par une sorte de réévaluation de ce qui est important, du sens qu’ils veulent donner à leur travail, mais aussi par un refus des emplois qui nécessitent d’être en contact avec le public, perçus comme moins sûrs depuis le Covid”.

Les postes les plus durs à pourvoir sont ceux qui impliquent pour les salariés des contraintes physiques, comme le port de charges lourdes, le bruit ou la manipulation de produits chimiques, mais aussi des contraintes temporelles, comme le travail de nuit, et surtout les horaires atypiques. Et les employeurs dont les salariés s’usent au travail n’ont pas seulement toutes les peines du monde à embaucher, ils ont également beaucoup de mal à fidéliser leurs travailleurs.

Baisse des mini-jobs

La reprise post-Covid n’a fait qu’exacerber ce constat : “Aux Pays-Bas, 14% des salariés ont changé d'emploi depuis le Covid", explique Pieter Gautier. "Par exemple, les employés des aéroports qui chargeaient les valises, très mal payés, ont démissionné et trouvé un autre emploi. C'est une très bonne nouvelle : les gens n'avaient aucun pouvoir avant le Covid, mais c’est en train de changer. Dans les aéroports, face aux énormes files d'attente de passagers à gérer, les employeurs commencent lentement à comprendre qu'ils ne peuvent pas s'en sortir en sous-payant ces travailleurs”. 

Autre exemple : en Allemagne, on constate une baisse importante des mini-jobs, ces emplois précaires qui se sont développés dans les années 2000 et qui sont emblématiques de la stratégie de hausse de la compétitivité par la baisse du coût du travail allemande. Plus largement, la structure des emplois a changé en Europe à la faveur de la pandémie, comme l’a mis en évidence un rapport de l’Eurofound. Entre fin 2019 et fin 2021, les créations de postes ont été particulièrement dynamiques dans les emplois aux salaires les plus élevés : 2,5 millions d’emplois supplémentaires parmi les 20 % des emplois les mieux rémunérés, le premier quintile.

Inversement, les jobs mal payés n’ont pas connu de reprise : plus de 3 millions de postes ont été détruits sur la période parmi les 20 % des emplois les moins bien payés. Comme si la qualité de l’emploi avait connu “une mise à jour”, ou une montée en grade, et que l’on avait assisté à une réaffectation de la main-d’œuvre des secteurs mal rémunérés aux secteurs mieux payés. “Cette situation est tout à fait différente de la polarisation de l'emploi qui s’est produite lors de la dernière crise de gravité comparable, la grande récession de 2007-2009”, commente le rapport. “La bonne nouvelle, c'est qu'en bas de l'échelle sociale, la situation des travailleurs commence à s'améliorer, parce que leur force de travail se fait rare” , se félicite Pieter Gautier. 

Emplois à quart temps

Mais même si la tendance va dans le bon sens, il reste du chemin à parcourir avant d’en finir avec la précarité et les emplois sous-payés. Pour le moment, l’inflation efface les hausses de salaires obtenues par les salariés, tandis que la part d’emplois temporaires reste élevée dans un certain nombre de pays, comme les Pays-Bas, l’Espagne, l’Italie, la France, le Portugal ou encore la Suède. “Le véritable enjeu, c’est bien d’améliorer la qualité de l’emploi", commente Eric Heyer. "Finalement, il est assez simple d’arriver au plein-emploi. Si je caricature, il suffit de créer des emplois à quart temps. L’Allemagne est arrivée au plein-emploi au prix d’une augmentation très importante du taux de pauvreté. Un plein-emploi de qualité, c’est un plein-emploi en CDI et à temps plein, et cela veut dire ne laisser personne au bord de la route, ni les jeunes non diplômés, ni les seniors en fin de carrière”. 

Pas sûr, néanmoins, que tous les chefs d’Etat partagent cette préoccupation. Plutôt que d’accompagner ce mouvement vers un plein-emploi de qualité, certains gouvernements préfèrent rééquilibrer le rapport de force en faveur des employeurs. C’est le cas notamment en France, où les règles de l’assurance chômage ont été modifiées deux fois en trois ans, dans un sens défavorable aux chômeurs, pour les obliger à être moins regardants sur les offres d’emploi qu’ils sont prêts à accepter. Mais aussi en Italie, où le gouvernement de Giorgia Meloni a durci en décembre dernier les conditions pour toucher le revenu de citoyenneté mis en place en 2019. Le fameux “monde d’après” dont on nous a rebattu les oreilles n’est pas pour tout de suite : en matière de politiques d’emploi, la révolution attendra.

👉 L’article original dans Alternatives Economiques
En partenariat avec European Data Journalism Network

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