Le caprice des dieux de Bruxelles

Alors que les conditions de vie des Grecs n’en finissent plus de se dégrader et que la gestion de la crise par la troïka est mise en cause, les institutions européennes continuent de regarder ailleurs. Il est grand temps que la Commission rende des comptes pour cette effroyable tragédie.

Publié le 25 juin 2013 à 14:43

Si seulement ils avaient encore leurs dieux de l’Antiquité, peut-être les Grecs comprendraient-ils mieux ce qu’ils sont en train de vivre, l’injustice qu’ils subissent, l’apathie et la légèreté d’une Europe qui, depuis des années, se porte à leur chevet en les humiliant et déclare ne pas vouloir les expulser alors que, dans son esprit, ils sont déjà exclus.
Dans l’Antiquité, on savait fort bien que les dieux étaient capricieux. Sur tous régnait Ananké : la déesse de la Nécessité ou de la Destinée. A Corinthe, Ananké partageait un temple avec Bia, la déesse de la Violence. Aux yeux des Athéniens, l’Europe a les traits de cette Nécessité.
Peut-être les Grecs comprendraient-ils pourquoi un sommet a réuni à Rome, le 14 juin, les ministres de l’Economie et du Travail de l’Italie, de l’Espagne, de la France et de l’Allemagne pour débattre de l’emploi – un dossier devenu soudain central – et pourquoi aucun d’eux n’a eu l’idée d’inviter le plus défavorisé de tous les Etats membres : 27 % de chômage, plus de 62 % chez les jeunes. Les chiffres les plus élevés d’Europe.

Sauver les billes des créanciers

La Grèce fait tache en Europe depuis qu’a débuté la cure d’austérité. Elle a payé pour nous tous, nous servant tout à la fois de cobaye et de bouc émissaire. A l’occasion d’une conférence de presse donnée le 6 juin, Simon O’Connor, porte-parole du commissaire aux Affaires économiques Olli Rehn, a reconnu que, pour les Européens, [la crise grecque] avait été un "processus d’apprentissage". Ils procèderont peut-être différemment avec d’autres pays, mais ce n’est pas une raison pour entamer leur satisfaction : "Cela n’a pas été une mince affaire de maintenir Athènes dans l’euro" ; "Nous contestons vivement ceux qui prétendent que nous n’en avons pas assez fait pour la croissance".

Telle était la réaction de Simon O'Connor et d’Olli Rehn à un rapport que venait de publier le Fonds monétaire international : le même FMI qui, aux côtés de la BCE et de la Commission européenne, compose la fameuse troïka qui a conçu l’austérité dans les pays déficitaires, qu’elle surveille depuis ses hautes sphères. L’acte d’accusation y est sévère contre les stratégies et les comportements de l’Union pendant la crise.

La Grèce "pouvait mieux s’en sortir" si sa dette avait été restructurée et allégée dès le départ. Si l’on n’avait pas procédé avec cette lenteur funeste qui caractérise les prises de décision à l’unanimité. Si l’on était tombé d’accord à temps sur une supervision commune des banques. Si la croissance et le consensus social n’avaient pas été jugés quantité négligeable. La seule chose qui importait, c’était d’empêcher la contagion et de sauver les billes des créanciers. C’est pour ces raisons que la Grèce a été sanctionnée. Aujourd’hui, elle est traitée en paria dans l’Union et tous s’en glorifient parce que, techniquement parlant, elle reste dans l’euro tout en étant ostracisée à tous les autres égards.

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Une souillure profonde

Alors : adieu la troïka ? Rien n’est moins sûr, étant donné que les citoyens n’ont aucune possibilité de la sanctionner pour ses méfaits et compte tenu de la suffisance avec laquelle celle-ci a accueilli le rapport du FMI. L’idéal serait de la révoquer dès le Conseil européen des 27 et 28 juin, consacré au chômage que les trois "Moires" de la troïka ont laissé gonfler en toute insouciance.

Le Parlement européen n’osera pas s’exprimer et du côté de la BCE, les réactions de Mario Draghi ont été évasives, voire teintées de satisfaction : "Le point positif qui ressort du rapport du FMI est que la Banque centrale européenne n’y est pas montrée du doigt". Le FMI lui-même est ambivalent : toutes ses déclarations sont parsemées d’oxymores (d’assertions à la fois "subtiles" et "stupides", selon l’étymologie du terme). Il y a bel et bien faillite, mais celle-ci est jugée "nécessaire". La récession grecque "dépasse toutes les prévisions", mais elle est "inéluctable". Le destin et ses illogismes règnent donc toujours en maîtres, mais c’est aux humains qu’il incombe aujourd’hui de les gérer.
En réalité, les motifs de satisfaction sont rares. L’Union n’a pas saisi la nature politique de la crise – l’absence d’unité et de solidarité européennes. Ne restent qu’un entrelacs pervers de leçons de morale et de calculs comptables, et la peur panique de la contagion et de l’aléa moral. Effacer l’ardoise sans délai, comme tant d’experts le réclamaient, revenait à récompenser la faute. Et puis l’Europe préférait protéger les créanciers, pointe le rapport du FMI, que lutter contre la contagion : le report des prises de décision "donnait tout loisir aux banques de retirer leur argent des périphéries de la zone euro". La Banque des règlements internationaux cite le cas de l’Allemagne, dont les banques auraient ainsi rapatrié un total de 270 milliards d’euros de cinq pays en difficulté (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne et Italie) entre 2010 et 2011.

Mais la véritable souillure est plus profonde. C’est sur la conception même du secteur public, toujours suspect, que s’est abattu le couperet. C’est là surtout que les salaires et l’emploi se sont effondrés. Et la démocratie en a souffert, à commencer par les services de l’information, le paroxysme ayant été atteint dans la nuit du 11 juin, lorsque le gouvernement a subitement coupé la radio et la télévision publiques – l’ERT – avec la complicité tacite de la Troïka, qui exigeait des licenciements massifs de fonctionnaires.

Pour une Commission révocable

En continuant à laisser planer l’hypothèse d’une éviction de la Grèce, l’Europe a brisé le lien de confiance qui unissait les membres de l’Union, engendrant une forme de guerre. Il n’y a plus de place pour certains pays peu dignes de confiance et peu puissants : on se croirait dans les Désastres de la Guerre, de Goya. Athènes n’a pas été invitée au sommet de Rome, mais Lisbonne non plus : sa Cour constitutionnelle juge contraires à sa Constitution deux paragraphes du projet de la troïka – depuis lors, le Portugal est traité en paria. "Nous nous félicitons que Lisbonne donne suite à la thérapie convenue : il est essentiel que les institutions clés fassent bloc pour soutenir le pays", a fait savoir la Commission deux jours après le verdict, rejetant toute idée d’une renégociation. Le genre de communiqué qu’elle ne ferait jamais au sujet des décisions de la cour allemande, jugées irrévocables.

Pareilles souillures sont indélébiles, à moins de redécouvrir ce qu’était l’Europe à ses débuts. Ne l’oublions pas : l’objectif était de mettre fin aux guerres entre des puissances diminuées au sortir de deux conflits, mais aussi à la pauvreté, qui avait poussé les peuples dans les bras des dictatures. Ce n’est pas un hasard si c’est un europhile, William Beveridge, qui a conçu l’Etat-providence au mitan de la dernière guerre.

Les institutions européennes ne sont pas à la hauteur de la tâche qu’elles sont censées remplir aujourd’hui. Il est d’autant plus nécessaire que les citoyens s’expriment, par l’intermédiaire du Parlement, qu’ils éliront en mai 2014, et d’une Constitution digne de ce nom. La Commission doit prendre la forme d’un gouvernement élu par les peuples et rendre des comptes aux députés européens. Une Commission comme celle qui opère aujourd’hui au sein de la troïka doit pouvoir être révoquée après les dégâts qu’elle a commis.
Elle y a laissé son argent, son honneur et son temps. Elle a semé la zizanie entre les Etats membres. Elle a poussé le peuple grec vers sa déchéance. Elle est critiquée par un FMI souffrant de duplicité. Elle est atteinte de ce qu’Einstein considérait comme le pire défaut du politique et du savant : "Cette folie qui consiste à se comporter de la même manière et à attendre des résultats différents".

Opinion

La faute à l’arbitre

Comparant José Manuel Barroso à un arbitre de football impopulaire, The Economist remarque qu'un nombre grandissant de gouvernements s’attaque au président de la Commission européenne.

Les Français sont furieux qu’il ait traité ceux qui défendent le système de subventions au cinéma de "réactionnaires". Les Allemands l’accusent de pas trouver de réponse au chômage des jeunes. Les Britanniques estiment que de domestique des gouvernements européens, il est devenu un esclave du Parlement européen.

Cette situation s’explique en partie par le fait que de nombreux dirigeants européens "ne bénéficient d’une bonne cote de popularité chez eux" et la Commission a toujours été "un souffre-douleur bien pratique". Cependant, ils sont aujourd’hui rejoints par le FMI qui a lancé un "des coups les plus rudes". L’hebdomadaire libéral de Londres explique que

le rapport du FMI sur le plan de sauvetage de la Grèce en 2010 concluait au manque d’expérience de la Commission en matière de gestion de la crise financière et de programmes d’ajustement financier ; son obsession de la fiscalité l’a aveuglée sur les effets récessionnistes de l’austérité.

Quant au sort du président de la Commission, The Economist écrit :

A en juger par l’humeur sombre des dirigeants, Mr Barroso ne peut pas s’attendre au troisième mandat auquel il a parfois fait allusion. Un nouvel arbitre sera sûrement appelé pour la deuxième mi-temps.

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