Actualité Contrebande de cigarettes

L’Ukraine, nouvelle conquête du trafic de cigarettes chinoises

La China National Tobacco Corporation est la plus grande entreprise de tabac du monde, représentant près de la moitié de la production mondiale de cigarettes. Son ascension rapide est jusque-là passée inaperçue dans la plupart des pays du monde. Pourtant, l’entreprise a aujourd’hui pris pied dans de nouveaux marchés parfois illégaux, révèle une enquête conjointe de l'OCCRP et du Kyiv Post.

Publié le 13 octobre 2022 à 09:32

En 2017, un camion déboulait dans la ville portuaire ukrainienne d'Odessa, transportant 12,5 millions de cigarettes dans sa remorque. Cela aurait pu passer pour une livraison ordinaire de tabac en provenance d'Europe et à destination de l'Ukraine – dont le taux de tabagisme est l’un des plus élevés au monde – s'il n'y avait pas eu quelques détails étranges.

Les cigarettes des marques Regina Blue et Regina Red dans le camion ne portaient pas de timbre fiscal. Les étiquettes d'avertissement sur leurs emballages n'étaient pas en ukrainien. Et, en petites lettres sur le côté du paquet, était marqué : “pour vente hors taxes uniquement”.

En d'autres termes, les forces de l'ordre ont alors soupçonné qu’il s’agissait de contrebande en partance pour l’Ukraine.

Bien que les Reginas, avec leur couronne dorée ou argentée surmontant un grand “R” blanc, soient loin d'être aussi connues que des marques comme Marlboro ou Lucky Strike, elles sont devenues ces dernières années l'un des produits de l’industrie du tabac les plus introduits illégalement en Europe.

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La marque est fabriquée par China National Tobacco Corporation, connue sous le nom de China Tobacco ou CNTC, une entreprise d'État chinoise qui produit près de la moitié des cigarettes dans le monde. Pendant des années, elle s'est concentrée sur le marché intérieur chinois, mais plus récemment, Pékin a poussé agressivement sa vente de cigarettes sur de nouveaux marchés – dont certains, selon une enquête conjointe de l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et du Kyiv Post, ne sont pas tout à fait légaux.

Des cigarettes Regina Blue et Regina Red vendues illégalement en Ukraine sans timbre fiscal, avec des étiquettes d'avertissement en anglais ainsi qu'une mention "For Duty Free Sales Only". | Photo : Oleg Petrasiuk

Au cours des sept dernières années, la seule usine possédée en Europe par China Tobacco, située à quelques heures de route au nord de la capitale roumaine, a inondé l'Ukraine d'au moins un demi-milliard de cigarettes. Pourtant, aucune des marques chinoises n'y est légalement vendue, selon le service fiscal de l'État et une association des plus grands producteurs de tabac du pays.

L'usine a déclaré qu'elle exportait légalement les cigarettes vers 14 entreprises différentes en Ukraine, selon des données roumaines divulguées à l'OCCRP. Mais les journalistes ont découvert qu'au moins trois de ces entreprises faisaient l'objet d'une enquête pour contrebande de cigarettes à grande échelle.

La Chine est signataire du protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac de l'Organisation mondiale de la santé, qui définit des règles visant à lutter contre la contrebande et la contrefaçon de cigarettes. L'une des principales dispositions du texte prévoit que les fabricants de tabac s'assurent qu'il existe une demande légitime pour leurs cigarettes sur le marché local avant de les exporter. Ils sont également censés vérifier les antécédents de leurs clients et s'assurer qu'ils sont dûment enregistrés et agréés. Il semble que China Tobacco n'ait fait ni l'un ni l'autre.

La CNTC n'a pas répondu à nos demandes de commentaires. Cependant, sa filiale en Roumanie, China Tobacco International Europe Company, a déclaré qu'elle se conformait à toutes les lois roumaines et européennes pertinentes et qu'elle “améliorait continuellement ses mesures de contrôle des risques”, notamment en mettant en place un système de “suivi et de traçage” en 2019 pour réduire la contrebande. L'entreprise a toutefois refusé de répondre aux questions sur ses clients ukrainiens et les allégations faites à leur encontre.

La seule usine européenne de China Tobacco, située à Pârscov (Roumanie).

L'enquête ukrainienne sur la contrebande de cigarettes s'est déroulée de 2017 à fin décembre 2020, date à laquelle elle a été clôturée, les enquêteurs du service fiscal de l'État et du bureau du procureur d'Ukraine n’ayant pas été en mesure d'identifier des suspects à poursuivre. Elle a été rouverte le 29 avril, une semaine après que les journalistes du Kyiv Post et de l’OCCRP ont demandé au bureau du procureur général plus d'informations à son sujet.

Bien que les forces de l'ordre aient passé plus de quatre ans à tenter de résoudre cette affaire, elles n'ont pas réussi à tirer de conclusions significatives ; elles n'ont pas non plus réussi à se coordonner avec la police roumaine, qui s'intéressait à la contrebande de cigarettes China Tobacco de son côté de la frontière.

Après la découverte des Reginas illégales à Odessa en mai 2017, une directrice de la société qui les avait achetées, Duty Free Odesa, a juré qu'elle n'avait jamais fait entrer de cigarettes chinoises dans le pays. Un mensonge : les données roumaines sur les exportations ont montré que Duty Free Odesa avait importé 12,5 millions de cigarettes Regina en Ukraine un mois plus tôt à peine, une commande passée apparemment inaperçue des autorités. Une société ayant le même propriétaire et directeur, Travel Retail Ukraine, avait quant à elle importé près de 15,5 millions de cigarettes chinoises en juillet 2015.

Ces angles morts sont courants lorsqu'il s'agit de China Tobacco, selon les rapports de l'OCCRP. “L'Ukraine est depuis longtemps l'une des principales sources de cigarettes introduites en contrebande dans l'UE”, précise Allen Gallagher, chercheur au sein du groupe de recherche sur la lutte antitabac de l'université de Bath (Royaume-Uni).

Des magasins au sommet de l’Etat

Duty Free Odesa et Travel Retail Ukraine sont toutes deux détenues par Vadym Sliusariev, un ancien garde-frontière influent qui entretient des liens étroits avec l'actuel président ukrainien Volodymyr Zelensky. Il a acquis une certaine réputation pour des activités un poil plus louches.

En avril, l'ancien président géorgien Mikheil Saakashvili a publiquement accusé Sliusariev d'être “le principal contrebandier de la région de Kharkiv”, une zone connue pour être l'une des principales entrées de la contrebande dans le pays.

Pourquoi n'est-il pas sur la liste ?” a demandé Saakashvili lors d'une apparition télévisée en Ukraine – dont il est devenu citoyen en 2015, occupant brièvement le poste de gouverneur d'Odessa – en faisant référence à une récente annonce de sanctions contre des contrebandiers présumés. Peut-être, a-t-il poursuivi, Sliusariev avait-il “une sorte d'immunité en raison de ses sympathies politiques.

Sliusariev entretient en effet des liens étroits avec le président Zelensky, pour qui il a commencé à travailler après avoir pris sa retraite en 2015 en tant que chef du département de la sécurité intérieure du Service national des gardes-frontières. Avant cela, il avait passé des années à travailler dans différents départements du Service national des frontières dans la région de Kharkiv.

Les enquêteurs travaillant sur l'affaire de contrebande ont souligné qu'ils n'avaient malgré tout aucune preuve que Sliusariev était personnellement impliqué – même si ses entreprises l'étaient. Entre 2017 et 2018, Sliusarev est en effet devenu copropriétaire des deux sociétés, après qu'elles eurent déjà été impliquées dans la contrebande. L'autre copropriétaire, Ksenia Yablukovska, a acquis des parts dans les deux sociétés entre 2015 et 2016 alors qu'elles importaient déjà des cigarettes de Chine en Ukraine.

Les sociétés de Sliusariev n'ont pas souhaité répondre aux demandes de commentaires. Les tentatives pour joindre ce dernier par le biais du parti Serviteur du peuple (SN, centre, le parti de l’actuel président Zelensky) ont elles aussi été infructueuses.

Si Sliusariev est officiellement devenu copropriétaire des deux sociétés après leur implication dans la contrebande de cigarettes, leur ascension a quant à elle suivi le rythme de sa carrière au sein des gardes-frontières.

En 2012, Travel Retail Ukraine a ouvert une boutique de produits hors taxes au poste-frontière de Hoptivka, le long de la frontière ukrainienne avec la Russie. À l'époque, Sliusariev était chef de la sécurité intérieure du département régional de l'Est du service national des gardes-frontières, qui gère plus de 40 points de passage à la frontière entre l'Ukraine et la Russie, dont fait partie Hoptivka.

En 2017, deux ans après avoir pris sa retraite, Sliusariev est devenu le copropriétaire de Travel Retail Ukraine. La même année, il a également acheté une autre société appelée Frontera, qui possède un bâtiment situé à côté du poste-frontière de Hoptivka et l'a loué au détachement frontalier de Kharkiv, comme l’a découvert en 2019 l'émission Schemes de la station Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL).

Selon les reporters, cette société possède également d’autres parcelles de terrain à côté du poste-frontière de Hoptivka, qui abritent désormais des épiceries et des points d'assurance.

Bien que l'OCCRP et le Kyiv Post n'aient pas découvert de preuves que Sliusariev utilisait ces magasins pour la contrebande, les cigarettes confisquées lors de la saisie d'Odessa en 2017 portaient la mention “pour vente hors taxes uniquement” – une astuce couramment utilisée pour faire entrer des cigarettes de contrebande en Ukraine, selon une étude réalisée en 2020 par la société d'analyse de données et de conseil marketing Kantar.

Un inspecteur ayant enquêté sur la cargaison a déclaré sous couvert d’anonymat qu'il était clair que les cigarettes n'étaient pas destinées à être vendues dans un magasin hors taxes : “Les boutiques hors taxes ne vendent pas ce type de cigarettes”. Selon ses explications, les acheteurs de ce genre de magasins s’attendent en général à des marques plus haut de gamme. 

Selon le chef du département de la lutte contre le tabagisme de l'Institut d'études stratégiques du ministère ukrainien de la Santé Kostyantyn Krasovsky, la surveillance assurée par l’État des boutiques hors taxes est “très, très faible” en Ukraine, ce qui en fait un point de passage idéal pour la contrebande de cigarettes.

Au final, ces cigarettes seront déclarées vendues – on en gardera une trace”, explique-t-il en parlant de ces systèmes. “Mais, en vérité, ces cigarettes, parce qu'elles sont beaucoup moins chères, sont plus rentables vendues aux contrebandiers contre de l'argent liquide. Ils les expédieront ensuite à l'étranger, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, etc.” Et si elles ne sont pas envoyées en dehors du pays, celles-ci pourraient aussi rester en Ukraine pour être ensuite vendues sur le marché noir.

Reste que de nombreux paquets de cigarettes Regina ont été retrouvés en vente dans des bureaux de tabac en Ukraine et en ligne, portant la mention “vente hors taxes uniquement”. Tous semblent avoir été importés par un individu s’étant associé à Duty Free Odesa en mai 2017, un homme d'affaires géorgien vivant à Odessa nommé Turki Khalaf. C'est d’ailleurs la société de Khalaf, Global Tobac Co, qui avait servi de fournisseur pour la cargaison de Reginas interceptée en 2017 à Odessa. Un autre homme nommé Maksym Khalaf, qui utilise la même adresse que Turki, possède encore une autre entreprise d'importation de tabac, Empire Tobacco, qui a acheté plus de 66 tonnes de tabac brut à la société de China Tobacco en Roumanie en 2019 et 2020.

Certaines des cigarettes illégales identifiées par les journalistes du Kyiv Post et de l’OCCRP durant leurs recherches portaient le logo d'Empire Tobacco ainsi qu’une petite étiquette sur le côté des paquets indiquant : “Fabriqué sous l'autorité de Global Tobac Co., Ltd Hong Kong”. Khalaf, lui non plus, n'a pas répondu aux demandes de commentaires.

Le coup de Batumi

Bien que l'on ne sache pas exactement ce que Duty Free Odesa comptait faire avec les Reginas de contrebande interceptées en 2017, l'entreprise semble avoir été informée au préalable de la saisie par les douaniers.

Lorsque les enquêteurs du Service Fiscal de l'État ukrainien sont arrivés au poste frontière ce jour de mai avec un mandat de perquisition, la directrice de l'entreprise, Ioulia Tymochenko, a trouvé un moyen d'échapper in extremis aux accusations. Elle a envoyé par courrier électronique une lettre rejetant officiellement la cargaison et redirigeant les cigarettes vers une société canadienne, qui était censée les importer vers le port de Batumi, en Géorgie, sur la mer Noire, selon des documents judiciaires.

Les détectives se sont alors lancés dans une poursuite perdue d’avance : la société canadienne a nié toute connaissance de la cargaison. En l'absence de destinataire, personne ne pouvait être tenu responsable de la contrebande de cigarettes.

Les enquêteurs du Service Fiscal de l'État ont également été pris en défaut par des agents du Service de sécurité d’Ukraine, qui sont arrivés alors que ceux-ci ouvraient le camion et ont exigé de savoir ce qu'ils étaient en train de faire, selon la source interrogée sous couvert d'anonymat. Les douanes d'Odessa ont ensuite refusé de communiquer des documents essentiels à l'enquête, si bien que les enquêteurs ont dû demander à un juge de les autoriser à poursuivre leur travail et à récupérer les documents – ce qui a finalement fonctionné. Le Service de sécurité d’Ukraine a nié les accusations.

Une fois la main mise sur les documents, les agents ont pû découvrir que la signature de Tymochenko sur la lettre de refus avait été falsifiée.

La guerre n’a pas changé la donne, au contraire

Entre 2014 et 2020, des centaines de millions de cigarettes Regina, D&B et Dubao fabriquées dans l'usine européenne de China Tobacco ont été expédiées à deux entreprises ukrainiennes qui ne détenaient pas de licences d'importation ou de distribution de tabac.

Toutes deux ont fait l'objet d'une enquête dans le cadre de la même affaire de contrebande que celle dans laquelle Duty Free Odesa a été impliqué. Les enquêteurs les soupçonnent en effet d'avoir été “utilisées comme acheteurs ou transporteurs” pour faire entrer des cigarettes chinoises dans d'autres pays.

Le magasin hors taxes du poste-frontière de Hoptivka. | Photo: dutyfreeunite.com

Il est toujours difficile de savoir ce qu'il est advenu de ces cigarettes après leur entrée en Ukraine, du fait de leur vente illégale – et donc intraçable. Mais les saisies de marques de China Tobacco en Italie ont monté en flèche à partir de 2016, et beaucoup d'entre elles sont arrivées d'Ukraine. Entre 2017 et 2019, environ 41 tonnes de cigarettes de contrebande Regina, D&B et Dubao ont été saisies en Italie, dont 17 % pourraient provenir d'Ukraine, selon les données fournies à l'OCCRP par la police fiscale italienne.

L'Ukraine était déjà un foyer de contrebande de cigarettes avant le déclenchement des hostilités avec la Russie en 2014, mais la situation s'est davantage détériorée depuis – notamment dans les régions occupées, où étaient d’ailleurs basés deux clients suspects de China Tobacco.

Le siège du plus gros acheteur, une société appelée Rivera Grand Ltd, se situe en Crimée. L’entreprise a importé la majorité des cigarettes chinoises qu'elle a achetées dans les mois chaotiques qui ont suivi l'annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, soit 200 millions de cigarettes pour la seule année 2014. Certaines étaient étiquetées “pour la vente hors taxes uniquement”. L'autre acheteur, Doninvest-99, est basé à Donetsk, la plus grande ville du Donbass. 

En 2015, l'Ukraine a adopté une loi forçant les entreprises enregistrées en Crimée et au Donbass à s'installer sur le territoire contrôlé par Kiev afin de pouvoir opérer légalement et payer des impôts. Ni Rivera Grand ni Doninvest-99 n’ont obtempéré. Aucune des deux sociétés n'a pu être jointe pour un commentaire.

Les sociétés enregistrées dans la partie occupée du Donbass sont considérées par la Banque nationale d’Ukraine comme présentant un risque élevé de blanchiment d'argent, tandis que la Crimée fait quant à elle l'objet de sanctions de la part des États-Unis et de l'Union européenne, qui interdisent la vente de matériaux stratégiques tels que les produits chimiques et le fer aux sociétés qui y sont établies. La vente de cigarettes, elle, n’y est pas interdite.

👉 L'article original sur le Kyiv Post et OCCRP
Cet article est lauréat du prix de la presse européenne 2022. La republication de cet article a été aimablement accordée par le Prix de la presse européenne. La distribution est assurée par le service de syndication Voxeurop. Traduit de l'anglais par European Press Prize, édité par Voxeurop. Cet article a été mis à jour par les auteurs le 21 juillet 2022.

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