Décryptage Migration et travail

La main-d’œuvre étrangère, pilier incontournable et négligé de l’économie européenne

Les ressortissants de pays tiers constituent un élément structurel du marché du travail dans la plupart des pays de l’Union européenne. Mais la protection des droits des travailleurs étrangers se heurte trop souvent à des freins à la fois juridiques et politiques.

Publié le 21 novembre 2023 à 12:44

“Sans main-d'œuvre étrangère, des secteurs d'activité ne tiennent pas”. En France, les propos de la ministre des Solidarités Aurore Bergé début septembre 2023 ont fait couler beaucoup d’encre. Alors qu’un nouveau projet de loi concernant le contrôle de l’immigration est débattu aujourd’hui en France, l’idée d’un mouvement de régularisation de travailleurs sans-papiers dans les métiers en tension crée la controverse. Pourtant, le projet du gouvernement français est loin d’une ouverture des frontières tous azimuts. Il y est plutôt défendu l’idée qu'il existerait des migrations qu'il faudrait réduire drastiquement et des migrations de travail – un concept dans l’air du temps, si l’on en croit les débats en cours dans d’autres Etats européens.

“Les politiques tentent de trouver un équilibre entre la pénurie de main-d’œuvre, d’un côté, et la restriction de l’immigration, de l’autre”, souligne un rapport publié en juin 2023 par l’European Trade Union Institute (ETUI, institut syndical européen), et qui analyse les systèmes de sécurité sociale de 26 pays européens.

Dans ce contexte, les premiers touchés sont les travailleurs en situation irrégulière. “S'agissant du droit du travail, le salarié sans papier a en principe les mêmes droits que tout autre salarié”, explique Marie-Laure Morin, juriste en droit social et ancienne bénévole dans une association d’accompagnement des migrants. “Cependant si son employeur rompt le contrat de travail parce qu'il est en situation irrégulière, la rupture du contrat est par nature justifiée et le salarié n'a pas droit à une indemnité quelconque. De même, il ne bénéficie pas de la protection pour la maternité, ou de la protection syndicale s'il est délégué ou élu du personnel contre le licenciement. L'irrégularité de sa situation l'emporte sur les protections légales.” 

Le fait que le statut, en tant que source principale de droits dans un contexte étranger, soit souvent lié à un emploi crée un niveau particulièrement élevé de dépendance du salarié à l'égard de l'employeur. 

Politique à deux vitesses

Surtout, l’Union européenne a engagé une politique différenciée selon la situation des travailleurs et le type de métier et de qualification. L’objectif : renforcer la migration légale et hautement qualifiée de la main-d’œuvre … et réprimer ce qui n’en fait pas partie. “On veut ceux qui bossent, pas ceux qui rapinent”, synthétisait ainsi le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin en décembre 2022. Parmi les mesures phares : la création d’un titre de séjour pour les “métiers en tension”, comme l’hôtellerie-restauration, la construction, le nettoyage ou l’aide à domicile. 

À l’échelle européenne, le Conseil européen adoptait le 7 octobre 2021 la directive "carte bleue" pour les travailleurs hautement qualifiés originaires de pays tiers. Ce système d'admission, qui a été progressivement transposé dans les Etats membres, veut attirer et retenir des travailleurs dans les secteurs en pénurie.


“Je n’ai jamais passé plus de trois mois sans travailler. Au contraire, maintenant que j’ai un titre de séjour de travail, beaucoup d’employeurs ne veulent pas me prendre, car ça leur coûte plus cher”. – Drissa, travailleur sans-papiers


Pour ce faire, des critères plus souples sont mobilisés : facilitation de la mobilité au sein de l'UE, assouplissement du regroupement familial ou encore simplification des procédures pour les employeurs. Autre réforme récente : celle du permis de travail et de séjour unique. En mars 2023, la commission des libertés civiles du Parlement européen a adopté un rapport mettant à jour la directive, prévoyant une procédure administrative unique pour délivrer un permis aux ressortissants de pays tiers, ensuite élargie aux travailleurs saisonniers ou ceux qui bénéficient d'un statut de protection temporaire.

Dans son rapport publié peu de temps après (en juin 2023), l’ETUI pointait du doigt que “certains éléments du droit de l'UE, comme la directive sur le permis unique, permettent d'exempter certains travailleurs (par exemple ceux qui séjournent moins de six mois dans le pays) de leur champ d'application, et pas moins de 18 Etats membres ont été signalés par la Commission comme exerçant cette option.” 


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D’après les chercheurs, les migrants en provenance de pays tiers qui viennent travailler dans l’Union européenne pour de courtes périodes sont en outre privés de soins de santé, d’assurance chômage ou de droits à la retraite… En règle générale, les prestations de sécurité sociale sont en effet réservées aux personnes qui résident dans un Etat membre depuis au moins un an.

En Allemagne, par exemple, les employeurs ne sont pas tenus de payer de cotisations de sécurité sociale – comme le voudrait le code social national – pour les saisonniers qui ne travaillent pas plus de 102 jours. Or les saisonniers agricoles provenant d’Ukraine, de Géorgie ou des Balkans ne sont que rarement affiliés à un système de protection dans leur propre pays d’origine.

Volonté européenne contre politiques nationales

Il faut dire que le dernier mot revient toujours aux Etats au regard du pouvoir discrétionnaire dont ils jouissent en matière de droit de l’immigration et de droit du travail. “Même dans les domaines où il existe des instruments européens réglementant l’immigration (travail saisonnier, carte bleue, transfert intra-entreprise), les ressortissants de pays tiers sont confrontés à une grande diversité en ce qui concerne leurs droits à la sécurité sociale”, abondent les auteurs du rapport. Or la régularisation et l’accès à un titre de séjour durable sont loin d’être monnaie courante. En Italie, comme en France, des mouvements collectifs de protestation de travailleurs étrangers entraînent parfois des vagues de régularisation. Dernière en date dans l’Hexagone : une centaine d’ouvriers sans papiers travaillant sur les chantiers des Jeux olympiques ont été régularisés par la Préfecture de Seine-Saint-Denis, accompagnés par une antenne locale de la Confédération générale du travail (CGT). Arrivé sur le territoire français depuis quatorze ans, Drissa travaillait jusque-là sous alias, une fausse identité qui ne lui permettait pas de cotiser. “Mais je n’ai jamais passé plus de trois mois sans travailler. Au contraire, maintenant que j’ai un titre de séjour de travail, beaucoup d’employeurs ne veulent pas me prendre, car ça leur coûte plus cher.” 

Dans ce contexte, l’organisation collective des travailleurs migrants et leur protection à l’échelle européenne apparaît comme une solution. Dans les faits, les syndicats pointent la difficulté de mise en application. Le rapport d’ETUI évoque ainsi le cas du marché du travail suédois, où la protection des travailleurs est assurée par des conventions collectives et par l'affiliation syndicale. “Mais les ressortissants de pays tiers sont souvent employés dans des secteurs à faible taux de couverture, ou dans des entreprises non affiliées aux organisations d’employeurs, et échappent donc au champ d’application des conventions collectives. Cela expose potentiellement ces travailleurs à des conditions de travail inférieures aux normes”, soulignent les auteurs. 

Depuis 1990, un texte existe pourtant : La convention internationale sur la protection des droits des travailleurs migrants de 1990, un traité de référence sur cette thématique. “Néanmoins, la convention est un des textes les plus négligés du droit international des droits humains et aucun grand pays occidental de destination ne l’a ratifié”, écrivait Matthieu Tardis, cofondateur de l’association Synergie Migrations et spécialiste des politiques migratoires européennes et des réfugiés, en 2019. D’après le chercheur, les Etats occidentaux perçoivent au contraire cette convention comme un outil pro-immigration qui porterait atteinte à leur souveraineté. 

Instrumentalisation politique

Le pacte migratoire présenté le 23 septembre 2020 par la Commission européenne n’a pas non plus changé la donne. En instituant un cadre de coopération juridiquement non contraignant, il propose une série d'actions parmi lesquelles les Etats pourront piocher pour atteindre les objectifs qui leur sembleront prioritaires. Si le pacte est qualifié de “soft law” – du droit dit “souple”, non contraignant – et pourrait avoir un effet progressif en amenant les Etats à coopérer, ces derniers continuent malgré tout à dominer les politiques migratoires au niveau national, régional, bilatéral et donc international. 

“Cette domination est nourrie par la montée des sentiments anti-immigrés mais également par la remise en cause croissante du multilatéralisme comme mode de règlement des problématiques internationales”, analyse Matthieu Tardis, qui estime que l’Europe a glissé “d’une approche basée sur les droits humains vers une approche managériale des flux migratoires”.

“De plus en plus de responsables politiques accusent le droit d’être trop protecteur des personnes migrantes”, note le chercheur. “Malgré l'accueil de 4 millions d'Ukrainiens en 2022, l'UE ne veut pas envisager une autre politique que celle qui ne fonctionne pas depuis 20 ans. L'extrême politisation des enjeux migratoires dans un contexte de polarisation de nos sociétés produit ce blocage institutionnel dans lequel nous sommes”, conclut-il.


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