Idées Lettres sur la démocratie | 4

Cher Arnon, n’oublie pas que la guerre en Ukraine est un moment décisif pour l'Europe

En réponse à la lettre de l'écrivain néerlandais Arnon Grunberg sur la démocratie en Europe et sa fragilité, l'auteure ukrainienne Oksana Zaboujko évoque sa nostalgie pour l'époque où la naïveté politique et la croyance en la fin de l'Histoire étaient de mise. Pour elle, l'Europe d’aujourd’hui est toujours divisée et la guerre en Ukraine révèle, quant à elle, les difficultés du continent à se souvenir du passé et à en tirer des enseignements.

Publié le 2 juin 2023 à 11:24

Cher Arnon,

Merci pour ta lettre sincère. C'est peut-être parce que cette même année 1995, toi et moi avons emprunté la même voie aérienne dans des directions opposées (nous aurions même pu voyager en même temps, et nous serions peut-être même croisés, sans le savoir, quelque part autour d'un café à l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol) : tu allais de l'Europe à New York, tandis que je revenais de New York (après avoir passé près de deux ans aux Etats-Unis) avec la ferme conviction, renforcée et vérifiée au cours des deux années précédentes, que malgré tout mon amour des voyages et ma soif de terres inconnues, je ne pourrais pas et ne voulais pas vivre ailleurs – ta lettre a éveillé en moi une nostalgie pour un monde qui n'existe plus.

La nostalgie de ma propre jeunesse, de l'euphorie, encore chaude dans l'air, provoquée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique, de la foi conquérante que nous avions dans le fait que l'Europe renouvelée amènerait enfin "la fin de l'Histoire" promise par Francis Fukuyama ; que même les tyrannies séculaires comme la Russie et la Chine allaient accéder à la démocratie libérale, ayant vu à quel point c'était une bonne chose, que le loup habiterait avec l'agneau, et que ceux qui voulaient vous liquider hier dîneraient avec vous aujourd’hui, conquis par la noblesse de votre invitation...

Jamais plus, aussi loin que je me souvienne, le monde n'a été gouverné par une naïveté politique aussi douce – douce comme la barbe à papa qu’on vend à la foire – et maintenant ce souvenir fait monter en moi quelque chose qui ressemble à une vague de tendresse maternelle. C'était une époque merveilleuse ; dommage qu'elle ait été si courte.

Où est la guerre en Ukraine ?

J'ai dû lire ta lettre trois fois, la dernière fois ce matin. Hier soir, Kiev a survécu au onzième assaut aérien russe depuis le début du mois de mai. Cette fois, les trente roquettes "Kalibr" ont heureusement été abattues par nos forces de défense aérienne, mais un mois de sommeil gâché (parce que, je te le dis, ces trucs font un bruit d'enfer quand ils explosent !) a ses effets indéniables, et je voulais m'assurer de n’en avoir rien raté, vu le brouillard dans lequel je me trouve.

S'il était vraiment possible dans ton Europe imaginaire – celle que tu construis depuis l'autre côté de l'Atlantique en ce même printemps 2023 – de faire comme si rien de tout cela n'était en train de se produire, comme si la plus terrifiante des guerres depuis la Seconde guerre mondiale (et qui lui est aujourd'hui comparable en termes de quantité d'armements et de taille du front), une guerre visant à anéantir quarante millions de personnes, n’avait pas lieu, en ce moment même, sur ce continent. Est-il possible que tu l'omettes tout bonnement, comme quelque chose qui n'a rien à voir avec le thème de l'avenir de l'Europe ? Et pour la troisième fois, j'ai confirmé que non, je n'avais rien manqué : tu refuses vraiment de voir l'Europe d'aujourd'hui comme le produit de deux guerres mondiales – la seule guerre européenne que tu mentionnes est l'effondrement de la Yougoslavie, il y a trente ans.

Je sais avec quelle facilité, de l'autre côté de l'Atlantique, les guerres sont passées au format en ligne : il n'y en a pas eu dans ces régions de mémoire récente, l'optique culturelle en est forcément changée. Lorsque tu es arrivé à New York, les musiciens dans les stations de métro chantaient encore "Help Bosnia now" – je m'en souviens, personnellement. Ils ont changé de répertoire depuis, mais tu écris avec aplomb que cette guerre "a largement disparu de l'inconscient collectif, du moins en dehors de la Yougoslavie."


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Je voudrais être plus prudente avec les déclarations apodictiques et j'ai bien l'intention de prouver que cette guerre n'a pas disparu de la conscience européenne, sans parler de son inconscient (si quelqu'un sait seulement comment faire ressortir ceci d’un examen au scanner !) : le flot de réfugiés des Balkans qui a changé à jamais la vie de centaines de villes italiennes, suisses et allemandes ne se laissera pas oublier – tout comme l'avalanche de huit millions de réfugiées ukrainiennes est en train de changer la vie de villes tchèques, baltes et polonaises.

De même, le sentiment de culpabilité lourd comme une pierre, et si profondément européen, pour la première trahison sérieuse du système juridique post-Yalta ne se laissera pas non plus oublier (puisque nous parlons d'inconscience): le premier fiasco des troupes de maintien de la paix de l'ONU qui se sont révélées aussi impuissantes face à Ratko Mladic en furie à Srebrenica que tout l'édifice diplomatique européen face à Poutine en 2008 et 2014 [les invasions russes de la Géorgie et de l'Ukraine, respectivement].

Ce que tu appelles une crise de la démocratie libérale – et que je considère être une crise des institutions démocratiques internationales – a commencé dans les mêmes années 1990, et dans ce contexte, la guerre des Balkans n’est pas oubliée. Elle n'est même pas terminée.

La "génération de la guerre” yougoslave

Ce dernier point, d'ailleurs, se vérifie facilement si tu lis les romans d’auteurs issus des Balkans d’après-guerre – l'un des phénomènes les plus intéressants de la littérature européenne du XXIème siècle, selon moi. Je suis on ne peut plus d'accord avec toi lorsque tu écris qu'un écrivain ne doit pas faire œuvre d'évangélisation (à moins d'y être contraint par des circonstances historiques dangereuses pour l'humanité, comme la guerre, la tyrannie, etc.), mais nos obligations sociétales incluent, qu'on le veuille ou non, le devoir de dresser un portrait de notre époque à l’attention des générations futures ; c'est l'une des compétences pour lesquelles nous sommes payés et, à ce niveau, "la génération de la guerre" des auteurs balkaniques a mérité ses cachets.

J'en veux pour preuve l’empressement avec lequel  la littérature contemporaine croate, serbe et bosniaque a commencé à être traduite et lue en Ukraine avec le début de l'agression russe, c'est-à-dire depuis 2014 : face à une menace existentielle collective, il s'avère que les gens trouvent essentiel de savoir que "quelqu'un est passé par là avant nous" – quelqu'un qui a survécu pour raconter l'histoire. La littérature existe également pour créer de telles communautés "transgénérationnelles" – pour signaler à un individu, à travers le temps et l'espace, qu'il n'est pas seul. Dans une large mesure, ce sont précisément de telles communautés qui ont maintenu l'Europe unie en un seul continuum culturel au cours des cinq derniers millénaires.

Le journal d’Anne Frank

Le journal d'Anne Frank pourrait être, d’une certaine façon, une lettre adressée à cette jeune fille de la ville de Yahidne, dans la région de Tchernihiv, qui, au printemps 2022, a été gardée pendant un mois, avec 400 autres habitants, comme bouclier humain dans un sous-sol, sans eau, ni ventilation, ni lumière. Tout ce temps, elle a tenu le décompte des jours et des morts sur le mur avec un marqueur, parce qu'elle avait le langage pour cela, ces formes de comportement qu'elle avait absorbées à l'air de la même culture qui, quatre-vingts ans plus tôt, guidait la plume de sa consœur allemande.

Tout cela est assez évident et je me sens un peu stupide d'en parler avec toi, le fils d'une femme juive allemande qui a survécu à la Shoah, et, en plus, un homme qui a l'expérience du service militaire, ce que je n’ai pas. Au lieu de cela, j'ai une expérience différente, celle qui me fait écrire ces lignes en ce moment même. L'année de la guerre russo-ukrainienne, j'ai, si l'on en croit Google, animé des présentations dans 21 pays d'Europe et 93 de ses villes (ce qui signifie non seulement les villes principales, comme Strasbourg, mais aussi un échantillon assez représentatif d’autres endroits répartis de la Pologne au Royaume-Uni) pour tenter, comme l'a dit mon éditeur italien, "d'expliquer à l'Occident tout ce que nous avions manqué au cours des huit dernières années à propos de cette guerre."

Je vois avec quelle rapidité et quelle détermination cette guerre (qui, avant le 24 février 2022, semblait, pour beaucoup, impensable, et on a dit plus de non-sens pour tenter de la rationaliser qu'il ne convient à une culture d'universités millénaires) est en train de changer l’Europe sous nos yeux. Et comment elle le fait d’une manière inédite.

On pourrait écrire un livre entier à ce sujet : comment les blessures de plusieurs générations qui ont été poussées dans l'oubli s'ouvrent et saignent à nouveau, chaque fois d’une manière inédite selon les pays ; comment les façons de penser – bâties pendant des décennies et parfois des siècles pour cacher les vérités gênantes – se fissurent et volent en éclats ; comment les petits-enfants se retrouvent à se tourner vers les modèles de comportement (et les peurs, et les traumatismes) de leurs grands-parents et arrière-grands-parents.

Comment l'Europe, à la surprise de beaucoup, s'avère être toujours fracturée le long du mur de Berlin, sauf que la séparation ne s’effectue pas entre en "anciennes" et "nouvelles" démocraties comme on l'avait cru avec optimisme jusqu'à présent, mais en pays ayant vécu des expériences différentes de la Première guerre mondiale et de la Seconde guerre mondiale, ou, pour simplifier davantage (et en laissant de côté l'exception qu'est le Royaume-Uni), en anciens empires et en anciennes colonies.

Factures historiques impayées

Les placards s’ouvrent et des squelettes en tombent. Toutes les leçons que nous n'avons pas apprises, toutes les factures impayées de l’Histoire ont été libérées et nous volent à la figure comme le jeu de cartes dans la cour d'Alice au pays des merveilles. L’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen a parlé de seniors inquiets dans toute la Finlande, qui, le 24 février 2022, se sont empressés d'appeler leurs petits-enfants pour leur expliquer comment préparer des sacs de voyage et comment, au cas où l'armée russe entrerait en Finlande, corrompre les Russes "de la bonne façon" – de telles connaissances qui, comment cela s’est avéré par après, augmentaient réellement les chances de survie, même à Boutcha et Izioum.

Au même moment, à l'autre bout du continent, un diplomate belge essayait sincèrement de convaincre un ami ukrainien que ses compatriotes feraient mieux de se rendre aux Russes et de vivre en paix, comme la Belgique sous l'occupation allemande. "Mais qu'en a-t-il été des Juifs belges ?", a demandé mon ami, une personne plutôt caustique. "Ont-ils aussi pu vivre en paix ?" Lorsque son interlocuteur n’a bien entendu pas pu répondre, il a ajouté : "Le truc avec cette guerre, mon ami, c'est que nous y sommes tous des juifs" – une affirmation dont la justesse n'a été appréciée en Europe, qui n'a jamais prêté beaucoup d'attention aux “terres de sang” qu’évoque l'historien Timothy Snyder, cette Europe de "la Trizone et du Plan Marshall" comme je la définis, qu'après avoir passé une année à observer les massacres de Srebrenica version ukrainienne que le Kremlin a produits à l'échelle industrielle.


“Le truc avec cette guerre, mon ami, c‘est que nous y sommes tous des juifs


C'est ainsi – au prix d'un nouveau génocide européen – que l'expérience précédemment sous-estimée est en train d'être réévaluée. Crois-tu vraiment que cela ne mérite pas ton attention ?

Je tiens à préciser que je ne recherche pas un "renouveau de la justice historique" pour le soi-disant (notez que ce terme est encore utilisé !) "bloc de l'Est" – que Dieu me préserve de croire en ce genre de justice, je suis une grande fille. Même si, cela dit, je ne peux nier que cela me fait très plaisir de voir ces députés européens lituaniens – qui, pendant des années, se sont vu dire assez brusquement par les représentants des "vieilles démocraties" que leurs mises en garde contre le Wandel durch Handel ("Changement par le commerce") avec Moscou, n’étaient que symptomatiques de leurs "douleurs fantômes" – se promener dans les couloirs du Parlement européen en portant des T-shirts portant le message “On vous l'avait bien dit !". Un intellectuel est toujours heureux de voir la compétence l'emporter sur l'ignorance, quel que soit le contexte.

Un nouvel empire fasciste à la porte

Au contraire, autre chose m’intéresse : la mémoire et l'expérience collective sans lesquelles aucune littérature n'est possible. La guerre génocidaire actuelle à l'Est de l'Europe a prouvé que tout ne va pas aussi bien qu'on l'avait cru avec la mémoire européenne et toute la culture européenne de la commémoration. Des milliers de livres et de films sur les nazis et la Shoah n'ont pas aidé l'Europe à reconnaître qu’en trente ans un nouvel empire fasciste était apparu à sa porte, et ne l'ont pas empêchée de prendre, comme si elle était envoûtée, les mêmes mesures d'apaisement qu'elle avait prises dans les années 1930 à l'égard du Troisième Reich – et ce jusqu'au moment où ce nouvel empire était à deux doigts de faire entrer son char dans la maison de l'Europe (et l'aurait fait si l'Ukraine ne l'en avait pas empêché !). À quoi servent donc tous ces livres et ces films si nous n'en tirons aucune leçon, non pas sur le passé mais sur le futur ? La littérature, si elle a une quelconque valeur, parle toujours de l'avenir, même lorsqu'elle revient sur des temps homériques.

Je ne suis pas la première à poser cette question. La première personne que je connaisse à l'avoir posée était – en 1994, alors que toi et moi étions tous deux occupés par, comme l'a dit Czeslaw Milosz, "l'aventure de l'Amérique" – Marek Edelman, l’une des références morales de l'intelligentsia polonaise de sa génération et l'un des leaders du soulèvement du ghetto de Varsovie : lorsque des journalistes sont venus l'interviewer à l'occasion d'un anniversaire du soulèvement, il leur a reproché d'écrire sur le passé au lieu de parler de la Bosnie – "Nous devons arrêter cette guerre, sinon tout ce pour quoi nous nous sommes battus à l'époque perd son sens" (sic !). Ne trouves-tu pas cette phrase brillante ? Un an avant Srebrenica, Edelman, qui avait consacré un demi-siècle à la mémoire des victimes polonaises de la Shoah, sentait clairement que la nouvelle guerre avait déjà choisi "ses Juifs" – ce qui, pour lui, remettait en question la victoire historique remportée par les héros du ghetto. 

Les cultures diffèrent, entre autres, dans leur façon de vivre le temps. En ce sens, la formulation d'Edelman est, pour moi, l'essence même de l'européanité. Te souviens-tu de la phrase de Faulkner dans Requiem pour une nonne – "Le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé" ? Tu écarterais l'Histoire, tout comme la guerre, d’une rapide pirouette et d’un sourire, au moment opportun, à cause du penchant humain universel, selon toi, à idéaliser le passé (qui, soit dit en passant, est loin d'être aussi universel qu'on nous l'a enseigné, tous les pays européens n'ont pas leur propre mythe de l'âge d'or – c'est là aussi un attribut des anciens empires).

Pour moi, cela correspond à ce que tu écris sur la fuite : je connais moi aussi cette technique pour se préserver des traumatismes, qu'ils soient héréditaires, familiaux ou collectifs (la littérature, après tout, est une autre méthode pour faire de même, du moins jusqu'à ce que tu sois persécuté pour ce que tu écris !). Je l'ai moi aussi dans mon répertoire psychologique, comme en témoigne une fuite forcée en 2014 (pour peu de temps heureusement, quelques mois) face à des tueurs à gages (spoiler : les gens qui veulent te tuer ne dînent pas avec toi, Arnon, et je te conseille vivement de ne pas t’asseoir à table avec eux si d’un seul coup ils t'invitent). Mais, depuis cette même année 2014, j'ai assimilé une autre leçon : cette méthode ne fonctionne plus.

Pour que l'évasion fonctionne, l'évadé doit avant tout avoir quelque part où s'échapper, il doit avoir une carte mentale des "zones de sécurité" qui lui sont garanties au sein d'un ordre civilisationnel fiable, maintenu et défendu par quelqu'un d'autre. Et en ce siècle, l'humanité commence à manquer de telles "zones de sécurité", au moins dans la partie du village global qui a des lois, une police, de l'électricité et de l'eau courante : l'Europe et les Etats-Unis cessent, sous nos yeux, d'être des lieux sûrs (lorsque nous nous rencontrerons, je pourrais te raconter comment en Allemagne, en Pologne et dans d'autres pays de l'UE, des groupes de néo-nazis pro-russes deviennent de plus en plus téméraires et terrorisent les réfugiées ukrainiennes alors que la police locale est impuissante). Je crains que seuls l'Australie et l'ouest du Canada ne soient épargnés, mais étant donné le nombre de réfugiés climatiques prévu d'ici 2050 ...

Nous n'avons aucune issue, Arnon. C'est ça le problème. Nous n'avons nulle part ailleurs sur cette planète où fuir ceux qui veulent tuer quelque chose ou quelqu'un. Et c'est pourquoi mon pays se bat aussi férocement que le ghetto de Varsovie il y a quatre-vingts ans : nous avons seulement été les premiers à nous en rendre compte.

Cette lettre a déjà atteint une longueur indécente, et je dois à regret en écarter le sujet que je trouve le plus douloureux dans le destin de l'Europe, et sur lequel (si l'invasion russe du 24 février 2022 n'avait pas tout perturbé) je serais actuellement en train de terminer un nouveau roman que je prépare depuis de nombreuses années portant sur la fin de la culture du livre, et, plus généralement, de tout le projet des Lumières.

Un jour, lorsque nous aurons gagné cette guerre, je finirai certainement ce roman. Malheureusement, pour l'instant, l'échappée vers ce projet m’est impossible. Jusqu'à notre victoire, la langue même dans laquelle j'écris est menacée : sur les territoires occupés par la Russie, des gens sont tués pour l'avoir parlée, et tout ce qui est écrit dans cette langue est expurgé des bibliothèques et des archives – un message très clair sur ce qui nous attend, moi et ma culture, si nous perdons. C'est pourquoi tant d'écrivains, de musiciens, d'acteurs et de scientifiques se sont portés volontaires pour aller au front : avant de pouvoir retrouver l'option de fuite pour nous-mêmes, nous devons aménager de nos propres mains la "zone de sécurité" vers laquelle nous pourrons nous échapper.  Et pour cela, nous devons gagner cette guerre – et repousser l'assaut contre nous et contre l'Europe.

J’ai quelque chose à te demander, puisque tu n'es pas certain que l'Europe "soit plus qu'une simple géographie". D’ailleurs, tu me perds en disant cela : la géographie de quoi ?  La plaine européenne ? Sans les îles britanniques, mais avec l'Oural et le Kazakhstan, la grande steppe ? Où se situent exactement les frontières géographiques de ton Europe – et où, après le XXème siècle, peut-on encore trouver une géographie indépendante de la main du cartographe ? Les cartes soviétiques de 1985 que la Russie a utilisées pour entrer en Ukraine en croyant fermement que rien ne pouvait avoir changé dans notre pays en trente ans d'indépendance n'ont-elles pas prouvé la disparition définitive de la raison née de l'ère des découvertes géographiques ? Ce que je veux que tu fasses, c'est te souvenir de quelques noms.

En fait, je devrais commencer par ces villes qui constituent les marqueurs symboliques de mon Europe, et qui sont familières à tous : Rome-Paris-Canossa-Magdebourg. Dans ce quatuor, Rome signifie l'Etat de droit ; Paris, les droits humains (la première Déclaration des droits de l'homme et du citoyen !) ; Canossa , la séparation des autorités ecclésiastiques et séculières (merci, Henri IV, de ne pas être obligés, comme les Russes, de déifier nos gouvernants !), et Magdebourg, l'autonomie locale (les villes-polis sont, bien sûr, une invention de la Grèce antique, mais comptons à partir des Droits de Magdebourg d'Otton le Grand par souci de continuité). Ces quatre villes résument pour moi tout ce que l'humanité doit de plus précieux à l’Europe. La raison, malgré les croisades, les nettoyages ethniques et les innombrables autres manifestations de barbarie, d'aimer, de chérir et de défendre l'Europe, jusqu'à la fin, au prix, si nécessaire, de sa propre vie.


Rome-Paris-Canossa-Magdebourg. Ces quatre villes résument pour moi tout ce que l’humanité doit de plus précieux à l’Europe


Revenons à la géographie et aux frontières. Dans sa dernière chronique pour The Atlantic ("Incompetence and Torture in Occupied Ukraine"), Anne Applebaum fait une observation importante : les occupants russes ont trouvé surprenant et totalement incompréhensible qu'en Ukraine, les maires des villes et les chefs des communautés rurales soient, en fait, élus par leurs pairs et non nommés "d'en haut", et qu'ils demeurent responsables devant leur électorat même lorsqu'ils perdent la communication avec Kiev, c'est-à-dire (en termes russes), avec leurs "patrons".  Malheureusement, lorsque les Russes ne comprennent pas quelque chose, ils le détruisent, de sorte que ces personnes constituent, sous l'occupation, le principal groupe à risque – c’est parmi eux qu’on enregistre le plus grand pourcentage d'arrestations, de décès et de disparitions.

J'ai lu le texte d'Anne Applebaum comme un requiem pour les écrits de Fukuyama des années 1990 : selon elle, la démocratie ne peut pas être exportée comme on exporte des pommes de terre. Cela m'a rappelé que le droit de Magdebourg a duré près de 600 ans en Ukraine : il a commencé à être utilisé au XIIIème siècle, sous la dynastie Galicie-Volhynie, et a été liquidé par l'Empire russe au XVIIIème siècle, en même temps que les autres institutions de l'Hetmanat cosaque autonome.

Si tu regardes la carte de cette guerre, quelques batailles particulièrement dramatiques, feuilletonnant et déjà légendaires se détachent : Hostomel, où le 24 février 2022, les parachutistes russes n'ont pas réussi à prendre le contrôle de l'aéroport et ont battu en retraite, ignorant que la seule force qui s'opposait à eux était la défense territoriale locale. Tchernihiv, la ville aux églises millénaires inscrite sur la liste du patrimoine culturel mondial de l'UNESCO, que les Russes ont rasée du 24 février 24 au 1er avril, comme ils raseront plus tard Marioupol et Bakhmout, mais qu'ils n'ont jamais réussi à prendre. Ou encore Nijyn, qui a résisté à un siège d’un mois, comme au Moyen Âge, sans jamais laisser entrer les envahisseurs ; lorsque les vivres ont commencé à manquer, les fermiers locaux ont fait entrer du lait et de la farine dans la ville par des chemins détournés et les ont distribués aux habitants. Je ne peux pas éluder le fait que ces villes ont été pendant des siècles des villes de citoyens libres : Hostomel depuis 1614, Tchernihiv depuis 1622, Nijyn depuis 1625. Heureusement qu'ils avaient défendu leur droit à la liberté.

La frontière de l'Europe se trouve désormais – et pas du tout de façon métaphorique – ici, le long de la ligne imaginaire la plus orientale où s’appliquait le droit de Magdebourg : chaque ville (bourgade, village) à l’est de l’Ukraine qui fait face à l'ennemi est une forteresse sur la frontière. Et l'avenir de l'Europe dépend directement de leur résistance ou de leur chute.

Je ne sais pas si tout cela est "plus que de la simple géographie", car je ne sais pas ce que c’est, la "simple géographie". Je me contente de me répéter les noms des villes de temps en temps, comme on répète les noms des personnes aimées – pour apprécier leur son, leur matérialité physique, l'élasticité et la douceur de leurs consonnes, les creux de leurs voyelles : Hostomel. Tchernihiv. Nijyn. Et à chaque fois, la gratitude me fait chanceler. Cela me rendrait très heureuse que tu te souviennes aussi de ces noms.

Avec mes chaleureuses salutations,

Oksana Zaboujko

Cette lettre fait partie des "Lettres sur la démocratie", un projet du 4e Forum sur la culture européenne qui aura lieu en juin 2023 à Amsterdam. Organisé par De Balie, le Forum se concentre sur la nature et l'avenir de la démocratie en Europe. Il réunit des artistes, des activistes et des intellectuels pour explorer l’idée de démocratie en tant qu'expression culturelle plutôt que politique.
Pour les Lettres sur la démocratie, cinq écrivains envisagent l'avenir de l'Europe dans une chaîne de cinq correspondances initiée par Arnon Grunberg. Les écrivains – Arnon Grunberg, Drago Jančar, Lana Bastašić, Oksana Zaboujko et Kamel Daoud – se réuniront à l’occasion du Forum, dans une conversation sur l'Europe qui nous attend et le rôle que tiendra l'écrivain dans celle-ci.

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