Vers la fin de l’année de 2023, les Russes favorables à un retrait des troupes du territoire ukrainien “sans la réalisation des objectifs militaires” ont pour la première fois été plus nombreux que ceux s’y opposant. Pour les Russes, la guerre est aujourd’hui le plus grand problème de leur société, et ils souhaitent qu’elle s’achève le plus vite possible.
Voici la conclusion à laquelle est parvenu un groupe de sociologues indépendants travaillant pour le média Khroniky (“Chroniques”, en russe) et dans le cadre des projets du Laboratoire de Sociologie Publique. Ces données sont étayées par les organismes chargés d’évaluer l’opinion publique pour le Kremlin.
D’autres analystes – allant des “Z-bloggers” [influenceurs pro-guerre couvrant le conflit] jusqu’aux psychologues cliniciens – ont eux aussi remarqué le manque de soutien pour l’effort de guerre. Ils constatent que si les Russes se montrent plutôt réticents à manifester pour la fin de la guerre, ils s’attendent tout de même à ce que Vladimir Poutine y mette fin. À l’approche des élections présidentielles de mars, les stratèges politiques du Kremlin semblent tenter de satisfaire cette requête.
“Le peuple souhaite plus que jamais voir la conclusion de cette guerre.”
“Peut-être que des dissidents d’extrême droite organiseront un coup d’Etat.”
“[Après la guerre], nous nous inquiéterons de l’éventualité d’une contre-attaque ukrainienne, comme celle de Napoléon contre Moscou”.
“Les choses ne vont qu’empirer avec le renforcement des sanctions”.
“Si la guerre prend fin l’année prochaine, la reprise économique débutera dans deux ans”.
“Tout ce que nous voulons, c’est la paix !”
Ces mots n’ont pas été prononcés par des opposants politiques ou des journalistes, mais bien par des citoyens russes ordinaires, dans le cadre de leur participation à des groupes de discussions qui se sont réunis à l’automne 2023 dans quatre villes russes différentes. L’initiative revient à chercheurs de Khroniky, du Laboratoire de Sociologie Publique, et d’ExtremeScan.
Comme l’explique le sociologue Oleg Jouravlev à Verstka : “Nous avons examiné la façon dont les individus expriment leurs opinions à propos de la guerre dans les conversations de tous les jours. En décembre déjà, les données des interviews et des groupes de discussions ont été complétées par les informations fournies par des ethnographes volontaires.” Ceux-ci ont visité différentes régions, villages, et villes, y compris celles qui se situent près de la ligne de front : “Ils y ont vécu pendant plusieurs semaines, en se sont intégrés aux communautés locales pour tenter de comprendre comment les gens vivaient ces temps de guerre. Leur conclusion : le peuple souhaite plus que jamais voir cette guerre s’achever. Le nombre de personnes favorables à un escalade du conflit ne cesse de diminuer.”
D’après Jouravlev, ce désir est de plus en plus palpable, bien que “les gens se sont habitués à la guerre, ils continuent de vivre leur vie.”
Les rapports sur les groupes de discussion, passés en revue par Verstka, démontrent que cette lassitude s’explique principalement par des raisons financières. La situation économique en Russie se détériore constamment, et l’inflation monte en flèche. “Les prix augmentent, le revenu réel est en chute libre, et beaucoup de biens sont à présent hors de prix, même ceux qui n’ont que peu d’importance”: une remarque de l’un des participants qui fait écho à de nombreuses autres réflexions de la part des personnes interrogées.
Un autre affirme : “Les salaires n’ont pas changé, mais puisque les prix ont augmenté, c’est comme si c’était le cas.” Les participants considèrent que “les sanctions fonctionnent, et s’intensifient de plus en plus”, tandis que les stratégies de substitution aux importations ne rencontrent pas le succès escompté.
Plus important encore, leurs perspectives d’avenir dans le contexte de la guerre ne leur inspirent que du pessimisme. Une réponse récurrente aux questions portant sur les projets d’avenir commençait souvent par : “Les projets dépendent de la guerre, donc je ne planifie pas grand-chose pour l’instant.”
D’autres recherches corroborent ces résultats. Des chercheurs de Khroniky démontrent par exemple qu’en octobre 2023, le nombre de Russes favorables à ce que Vladimir Poutine mette un terme à la guerre sans la réalisation de ses objectifs a pour la première fois dépassé le nombre de ceux qui veulent la voir se poursuivre, soit 40 % des personnes interrogées contre 33 %. “La proportion des personnes qui ne soutiendraient pas un retrait des troupes diminue de jour en jour. En février, elle s’élevait à 47 %, et en juillet, à 39 %”, remarque Khroniky.
Le Kremlin lève le pied sur la propagande et les blogueurs pleurnichent
En public, le président russe se garde bien de trop évoquer les affrontements comme il a pu le faire par le passé. Même le 14 décembre 2023, à l’occasion de sa “Ligne directe” de fin d’année (une séance de questions-réponses) et lors de sa conférence de presse de fin d’année, la seule allusion aux activités militaires du pays concernait les soldats, qui d'après Vladimir Poutine “se battaient très bien” et comptaient 14 Héros de la fédération de Russie dans leurs rangs.
Pourtant, même cette approche précautionneuse a provoqué l’indignation du “public cible” – les familles des combattants mobilisés – puisque Poutine n’a fait aucune mention de la date à laquelle les soldats pourraient revenir du front. Le président russe n’a abordé le sujet de l’Ukraine que pour évoquer son “héros national”, Stepan Bandera, (un ultranationaliste des années 1940) ainsi que le conflit avec l’Occident.
En parallèle, les propagandistes des programmes télévisés russes “se sont calmés”, d’après la journaliste Maria Borzounova, qui rapporte qu’“ils scandent toujours leur slogan standard, 'aucun retour en arrière'”, mais avec plus d’assurance qu’il y a un an. Plusieurs raisons expliquent ce regain de confiance selon elle : l’échec de la contre-offensive ukrainienne, notamment, ainsi que l’émergence d’autres conflits impliquant des alliés de l’Ukraine, en particulier l’opération de représailles menée par Tsahal dans la bande de Gaza suite à l’attaque terroriste du Hamas en Israël.
“L’état d’esprit général tend vers la confiance dans le fait que nous 'mènerons notre mission à bien' et que nous 'gagnerons'. Personne à la télévision ne parle de négocier pour la paix”, remarque Borzunova.
Elle ajoute que puisque la guerre se poursuit depuis maintenant deux ans, celle-ci ne domine plus l’actualité, que ce soit dans l’Occident ou en Russie. “D’autres évènements plus ou moins liés à la guerre sont abordés, mais pas la guerre en elle-même. Il sera donc intéressant de suivre les programmes de divertissement : l’année dernière, le conflit avait même envahi ces espaces-là. On demandait indirectement aux téléspectateurs de se porter volontaires au front. Je me demande s’ils reviendront à leurs habitudes”.
Les Z-bloggers jugent cette indifférence inacceptable. Ils représentent les 12 % de la population russe qui souhaitent voir la guerre continuer jusqu’à la “victoire”, c'est-à-dire la conquête d’Odessa, Kharkiv et Kiev.
Ivan Filipov, un écrivain qui étudie le travail de ces blogueurs bellicistes, dirige également un canal Telegram, “All quiet on the Zzzzzzzz front”, qui répertorie les “meilleures pleurnicheries des principaux blogs pro-guerre”. Filipov estime que ce sont ces blogs en particulier qui “démontrent à quel point les Russes sont lassés de la guerre”.
“Ils se plaignent depuis le début qu’il n’y a pas assez d’argent, de soutien, ou de volontaires”, explique Filipov. “Dernièrement, ils en sont même arrivés à la colère, et considèrent que les citoyens russes se sont détournés de leur pays : ils ne donnent pas d’argent, ne meurent pas, et ne vont pas au front”.
D’après lui, ces Z-bloggers s’emportent dès qu’ils se rendent compte que “la proportion de Russes favorables à la guerre est pour le moins réduite, qu’au lieu de recevoir des louanges, les 'héros de l’opération militaire spéciale' subissent plutôt des coups, de l’humiliation, et se voient interdire l’accès à des hôtels, des bars et des restaurants dans leurs propres pays”.
Filipov remarque aussi que le contenu produit par ces blogueurs a également évolué : “Toutes les discussions stratégiques ont quasiment disparu : ils parlent de moins en moins de plans d’attaque et d’objectifs militaires”. Il attribue ce phénomène à une prise de conscience quant à l’insuffisance des effectifs, qui ne permettront pas autre chose qu’avancer de quelques centaines de mètres. “Aucune nouvelle mobilisation ne s’est produite, et aucune ne se profile à l’horizon. La lassitude de la guerre commencerait-elle à s’installer chez ces blogueurs ? Peut-être, mais je ne m’avance pas pour l’instant”.
À la fin de l’année 2023, la guerre en Ukraine n’était définitivement plus au cœur des discussions dans le cyberespace russe.
“Impuissance, apathie, et réticence à agir”
Polina Grundmane est la créatrice du projet de soutien psychologique Without Prejudice (“Sans préjudice”). “Nous épaulons les individus qui éprouvent à présent le besoin de rejoindre un groupe, d’être guidés”, explique-t-elle. “Les opposants ne diffèrent quasiment en rien de ceux qu’ils critiquent”.
Without Prejudice apporte son aide aux russophones qui ressentent la nécessité de recevoir un soutien psychologique, seuls ou en groupe, en raison de la guerre en Ukraine. En 21 mois d’activité, les psychologues du projet ont mené 4 415 heures de consultations, individuelles pour 1300 personnes qui manifestaient toutes des signes de dépression, et en groupe pour le reste, soit 2 000 personnes.
Without Prejudice se présente comme un mouvement opposé à l’invasion, afin d’attirer les Russes sceptiques vis-à-vis du gouvernement et qui désapprouvent la guerre. Polina Grundmane confie cependant que les Russes sont désormais complètement tombés dans l’apathie. Avant la guerre, la plupart se tenaient à l’écart de la politique, ne prenaient pas part aux manifestations, et “menaient leurs propres vies”.
Après le déclenchement des hostilités, c’est pendant la mobilisation que se sont manifestées la plupart des questions. “Les gens se demandaient principalement s’ils devaient partir, comment prendre la décision, comment peser le pour et le contre, s’ils devraient fuir ou rester calmes. Suite à cela, l’apathie a pris le dessus”, poursuit Grundmane en décrivant l’état d’esprit qui régnait lors de la première année de guerre. En 2023, une forte baisse des questions a été suivie par une autre augmentation considérable, au moment de la mutinerie du groupe Wagner, menée par Evguéni Prigojine en août.
“La rébellion a déclenché une sorte de 'réveil' : les gens se préparaient à agir. Elle n’inspirait pas autant de craintes que la mobilisation, par exemple. Personne ne demandait de l’aide pour gérer son anxiété. La mutinerie a plutôt été perçue comme une opportunité de s’organiser entre sympathisants. Mais aujourd’hui, c’est à nouveau l'impuissance, l’apathie, et la réticence à agir qui règnent”.
La phrase “Victoire à l’Ukraine ! Liberté pour la Russie !” se retrouve souvent dans la bouche de ceux qui se sont tournés vers Without Prejudice. La créatrice du projet y voit un souhait de voir l’Ukraine gagner la guerre et “libérer” le peuple russe.
“Cela constitue, malheureusement, une délégation de responsabilités”, estime Grundmane. “Ils ont désormais compris que la contre-offensive ukrainienne a échoué. Tout semble leur indiquer que l’Ukraine a perdu, qu’ils vont devoir prendre les choses en main, ce qui ne les réjouit pas”.
Elle poursuit : “ Ils ne veulent pas faire les choses par eux-mêmes. L’impuissance les entrave tellement qu’ils ne veulent rien entreprendre, même pas du bénévolat”.
Une improbable porte de sortie
La lassitude de la guerre et le mécontentement représentent plus un avantage qu’un inconvénient pour les autorités gouvernementales. D’après une source ayant accès aux données des sondages menés pour le Kremlin en décembre, 80 % de la population refuse catégoriquement de participer à une manifestation. Seuls 10 % affirment qu’ils l’envisageraient.
D’après les données de l’institut de sondage VtsIOM, à compter du 17 décembre 2023, Vladimir Poutine jouit de la confiance de 79,7 % des personnes interrogées, contre 62 % pour le Premier ministre Mikhaïl Michoustine et 40 % pour Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de sécurité. Mais de telles cotes de confiances pour les responsables de la guerre en Ukraine ne signifient pas que celle-ci est approuvée à l'unanimité par le peuple.
Le sociologue Oleg Jouravlev décrit la situation : “La réprobation qu’attire la guerre dans la société russe n’est pas encore transformée en opposition politique, à l’exception peut-être des familles des soldats, qui eux, manifestent. L’avenir nous dira si ce nouveau mouvement aura une quelconque influence sur l’opinion publique et la scène politique”.
“Seules des émeutes de la faim pourraient changer la situation, et il semble peu probable qu’elles se produisent” – Une source haut placée
À en juger par les groupes de discussion du Laboratoire de Sociologie Publique, les Russes misent sur Vladimir Poutine pour mettre fin à la guerre. Ils n’envisagent pas d’avoir un autre président que lui. Peu d’entre eux se soucient réellement des élections de mars 2024 : la plupart s’apprêtent soit à voter pour Poutine, soit à s’abstenir complètement.
La source haut-placée de Verstka considère que “seules des émeutes de la faim pourraient changer la situation, et il semble peu probable qu’elles se produisent”.
“Les Russes excellent dans l’art de craindre le futur et le changement” explique la source. “Si vous essayez de remplacer un enseignant ou un directeur d’école, vous serez probablement confronté à des contestations, puisque peu importe ce que l’on peut leur reprocher, leur successeur sera peut-être pire”. À en juger par l’histoire du pays, “les changements ne surviennent en Russie que lorsque la situation devient insoutenable, et ils prennent souvent la forme d’une tempête destructrice. C’est ce que craignent aujourd’hui le peuple et le gouvernement”, résume-t-elle.
Grégory Youdine, professeur et directeur du programme de philosophie politique à la Faculté des Sciences sociales et économiques de Moscou, est du même avis en ce qui concerne l’attitude des Russes envers la guerre : “Le peuple ne manifeste pas quand il a perdu patience, mais quand l’opportunité se présente”. D’après lui, ce n’est pas le cas pour le moment : “Les Russes qui comprennent la situation politique vous diront qu’il n’y a aucune alternative à Poutine, ce qui explique pourquoi ils attendent de lui qu’il résolve le problème, autrement dit qu’il mette un terme à la guerre, même s’il l’a lui-même déclenchée”.
Ce statu quo ne sera remis en cause qu’au moment où les citoyens verront qu’une “autre vie est possible”, avance Youdine. “Quand se présentera cette alternative ? Difficile à dire. Mais je vois clairement que la société russe a un potentiel considérable en ce qui concerne le militantisme politique. La moindre opportunité suffit : ils se rassembleront pour la saisir. Elle pourrait par exemple prendre la forme d’un effondrement interne de la classe des dirigeants”.
Ou alors, d’après Youdine, il pourrait s’agir d’une “accumulation de pression s’intensifiant au point que les citoyens russes s’intéresseront à une alternative proposée par quelqu’un faisant partie des dirigeants. Le problème aujourd’hui est que la pression n’en est pas encore arrivée à ce point, et aucune proposition alternative n’a de toute façon été formulée”.
👉 L'article original sur Verstka
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