Soyons réalistes avec Pékin

La crise de la dette européenne ouvre une voie royale aux investissements chinois. Voilà pourquoi il est nécessaire de comprendre quelle puissance est en train de devenir la Chine, affirme Timothy Garton Ash.

Publié le 28 juin 2011 à 14:22

Il fut un temps lointain où l’Europe colonisait la Chine petit bout par petit bout. Aujourd’hui, c’est la Chine qui colonise l’Europe de la sorte. Le tout de façon informelle, bien sûr, et avec infiniment plus de politesse que quand la balle était dans l’autre camp. L’ascension de la Chine jette une lumière crue sur le déclin relatif de l’Europe autant qu’elle en profite.

Le Premier ministre Wen Jiabao vient de se rendre en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Hongrie. Pourquoi la Hongrie ? En partie parce que c’est Budapest qui assure la présidence tournante de l’Union Européenne, mais aussi parce que Pékin y a considérablement investi et compte continuer — comme ailleurs en Europe du Sud et du Sud-Est. Une étude qui devrait bientôt être publiée par le Conseil européen des relations étrangères (ECFR) estime que 40 % des investissements effectués par la Chine dans l’UE sont à destination du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce et de l’Europe orientale.

L'Europe a besoin de l'argent chinois

Pourquoi un tel intérêt pour la périphérie ? Eh bien, on peut y réaliser des investissements prometteurs, et ces économies périphériques, plus modestes, offrent un moyen plus aisé d’accéder au marché unique et à ses 500 millions de consommateurs. Le marché de l’UE est beaucoup plus ouvert aux investisseurs de Pékin que son équivalent chinois ne l’est aux Européens. Et il est également rentable sur le plan politique d’investir vigoureusement dans ces pays. Ce n’est pas faire preuve de trop de cynisme que de supposer que la Chine se constitue une sorte de lobby au sein des structures décisionnelles de l’Union, où les Etats les plus petits ont, du moins en principe, autant de poids que les plus grands.

Disposant des plus grandes réserves de devises étrangères de la planète — soit, actuellement, environ 3 000 milliards d’euros —, la Chine pourrait racheter la moitié des actifs publics grecs privatisables d’un claquement de doigt. Les Grecs devraient-ils se méfier de ces cadeaux chinois ? Ma foi, à cheval offert, on ne regarde pas les dents. Comme l’a déclaré, avec une exquise délicatesse, un spécialiste chinois de la géostratégie à l’un des auteurs du prochain rapport de l’ECFR : "Vous avez besoin de notre argent."

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Toutefois, il ne faut pas non plus basculer dans la paranoïa. Quand on défend le libre échange et la loi des marchés, alors, il faut pratiquer ce que l’on prône. Il ne fait cependant aucun doute que la puissance économique chinoise a déjà atteint le cœur de l’Europe, et qu’elle s’y traduit par une influence politique.

Quelques-uns des voisins asiatiques de Pékin ont éprouvé à la dure l’ascension de la Chine. Si, en Europe, certains rêvent encore d’un monde postmoderne fait de souveraineté partagée, et où l’UE deviendrait le modèle d’une gouvernance planétaire, en Asie, la géopolitique ressemble de plus en plus à celle de l’Europe à la fin du XIXe siècle — plutôt qu’à celle de la fin du siècle suivant. Des puissances souveraines impatientes jouent des coudes pour la suprématie, se dotent de marines et d’armées, se disputent le contrôle de territoires (comme le Cachemire) et d’espaces maritimes. Les intérêts et les passions nationales passent avant l’interdépendance économique.

Si le rayonnement émergeant de la Chine a des facettes économiques et militaires, il compte aussi une dimension politique, culturelle, celle d’une "puissance douce". Yan Xuetong, un des principaux auteurs chinois dans le domaine des relations internationales, vient de publier un nouvel ouvrage fascinant intitulé Pensée chinoise antique, puissance chinoise moderne. Il y analyse les leçons de la pensée politique d’avant les Qin, autrement dit, antérieure à 221 avant notre ère, pour les adapter au rôle de la Chine dans le monde moderne. Yan affirme que l’on peut dégager deux images opposées de la puissance de l’Etat chez ces penseurs chinois antiques : l’hégémonie ou ce qu’ils définissaient comme "l’autorité humaniste". Avec cette dernière, la sagesse, la vertu et la bienveillance des dirigeants non seulement satisfont leur propre population, mais en attirent d’autres, diffusant du même coup leur vision des choses au-delà de leurs frontières.

Wen Jiabao, un homme réfléchi, "authentiquement séduisant"

S’il ne semble pas totalement hostile à l’hégémonie pure et simple, Yan suggère que la Chine devrait aspirer à cette version plus ambitieuse du pouvoir politique en s’efforçant, entre autres, de "rénover constamment le système politique". Si sa formulation paraît un rien elliptique sur ce point, il avance par ailleurs que “la Chine doit faire du principe moral de la démocratie un de ceux qu’elle défend”.

Disons-le, en 2011, la Chine est bien loin de cette "autorité humaniste". Elle peut prétendre, en remontant au grand réformateur Deng Xiaoping, avoir arraché à la misère des centaines de millions de ses habitants. Aux yeux des pays en développement de par le monde, son modèle de capitalisme d’Etat représente un défi idéologique pour le modèle désormais ravagé par la crise du capitalisme de marché.

En la personne de l’homme qui se rend en Europe, Wen Jiabao, elle dispose d’un numéro deux réfléchi, authentiquement séduisant, qui fait preuve d’une remarquable ouverture d’esprit pour débattre des questions critiques avec les étrangers, et qui est populaire même auprès de la jeunesse chinoise, extrêmement critique. Mais depuis deux ans, le parti communiste se montre nerveux.

A la veille de la passation de pouvoir de 2012, il est revenu à une forme d’autorité qui n’a rien d’humaniste — du traitement réservé aux minorités ethniques du pays à la détention de l’artiste Ai Weiwei. Face au spectre du Printemps arabe, il a manifesté une inquiétude a priori injustifiée, si l’on en croit la plupart des observateurs.

Il est impossible de dissocier les trois facettes, économique, militaire et politique, de la puissance chinoise. Toutes évoluent. Des relations critiques, comme David Cameron et Angela Merkel espèrent en établir avec l’admirable M. Wen, sont souhaitables. Mais soyons réalistes, l’influence extérieure sur le développement de cette superpuissance émergeante restera limitée. Par conséquent, autant mettre de l’ordre chez nous, garder l’œil ouvert, et ne pas perdre espoir.

Crise de la dette

Les milliards de Pékin n’ont pas de prix

"Il n'y a pas si longtemps, la visite d'un Premier ministre chinois était synonyme de protestations et de débats sur les droits de l'homme et sur la répression au Tibet", observe El País. Or, note le quotidien espagnol, "ces jours-ci, la présence en Hongrie, au Royaume-Uni et en Allemagne de Wen Jiabao n'est vue pratiquement qu'à travers le prisme de l'importance qu'a le géant asiatique pour l'économie européenne. Et l'invité a même pris la liberté de sermonner son hôte sur les risques de vouloir imposer la paix en Libye avec les armes. Prévoyants, les Chinois ont libéré plusieurs dissidents, dont l'artiste Ai Weiwei à la veille de la visite".

"Lorsque Wen Jiabao a visité le Royaume-Uni pour la dernière fois, en 2009, un jeune lui lança une chaussure alors qu'il tenait une conférence à l'Université de Cambridge. Aujourd'hui, deux ans et une crise plus tard, Wen a promis à Budapest que la Chine ne laissera pas tomber l'Europe, il s'est promené dans une usine de voitures chinoises à Birmingham comme s'il était chez lui et il devait discuter ce 28 juin avec Angela Merkel des vicissitudes de l'euro. Tout cela, garni de plusieurs milliards d'euros de contrats".

Le rachat par Pékin de titres de la dette des pays de la zone euro en difficulté, comme l'Espagne, l'Irlande, le Portugal ou la Grèce, ainsi que sa soif de technologie suscitent la sympathie et le sens des affaires de l'Europe, ajoute El País. Voilà pourquoi, conclut-il, "elle est enchantée de l'aider. Même si elle doit se boucher le nez et se tourner de l'autre côté à chaque fois que cela sera nécessaire. Cela s'appelle le pragmatisme, et ça existe depuis toujours".

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