En février 2022, et seulement deux semaines avant la plus impressionnante escalade dans la guerre opposant Ukraine et Russie, des collègues du think tank slovaque GLOBSEC demandait à quelques autres experts en la matière (dont je faisais partie) de rédiger un court commentaire des principaux scénarios envisageables concernant une possible agression russe. Nos lecteurs se rappelleront qu’à l’époque, les autorités américaines et britanniques, qui tiraient leurs informations de leurs services de renseignement respectifs, alertaient leurs alliés des préparatifs d’une attaque, tout en s’efforçant de dissuader les responsables russes de mettre leurs plans à exécution.
Alors que la Russie rassemblait ses troupes par dizaines de milliers aux frontières de l’Ukraine, j'espérais, comme beaucoup d’autres Européens, que les menaces de Moscou n’étaient pas sérieuses, et que même si nous ne pouvions exclure une invasion de l’Ukraine par la Russie dans le futur, une telle escalade n’était pour le moment pas envisageable.
Ces espoirs et croyances étaient alors étayés par une sorte de rationalisme selon lequel la peur de sanctions lourdes paralysant son économie pousserait le gouvernement russe à réfléchir à deux fois avant de s’aventurer davantage sur le territoire ukrainien, après plusieurs années d’une guerre d’usure dans les parties occupées de l’est du pays. De plus, on s’imaginait alors que Moscou incapable d’essuyer le prix élevé des lourdes pertes humaines que lui coûterait une telle surenchère.
Les “préoccupations morales” du Kremlin
Seulement, ce rationalisme était en conflit avec un autre rationalisme tout aussi légitime, qui renonçait aux bons sentiments prêtant foi à la sobriété économique et aux préoccupations morales présumées de Moscou. Pour ce courant de pensée, tout ce que l’on savait du régime de Poutine indiquait le caractère inévitable d’une escalade militaire russe en Ukraine.
Comment n’importe qui pourrait-il douter, selon celui-ci, des pires desseins du Kremlin après avoir illégalement, et en violation de toutes les lois internationales, annexé la Crimée ukrainienne en 2014 ? Comment quiconque aurait-il pu croire la Russie quand elle affirmait qu’elle n’envahirait pas l’Ukraine, alors qu’elle ment sur tout ce qui s’y passe depuis 2014 ?
L’échec du rationalisme “pratique” à prédire le plus sanglant des conflits que l’Europe a connu depuis la Seconde Guerre mondiale et le triomphe du rationalisme “empirique” – et, peut-être surtout l’envergure de la tragédie que représente l’invasion russe – ont changé la façon de voir la Russie d’avant le 24 février 2022.
En appauvrissant les régions rurales, plongeant ainsi les gens dans la misère, les autorités russes n’était-elle pas alors en train de créer des volontaires qui, désespérés, seraient prêts à s’engager dans la guerre contre l’Ukraine ?
La dignité, la solidarité et la force morale des Ukrainiens ensemble ont rendu possible la mise en échec des plans russes de génocide. Ce sont elles qui ont également insufflé le soutien envers l’Ukraine et ses habitants à travers l’Occident
En encourageant la production de films, de livres et de séries moquant la République ukrainienne en faisant passer ses habitants pour des traîtres et des fascistes arriérés, n’allait-elle pas motiver de futurs crimes de guerre ?
En éliminant méthodiquement — par l’intimidation, l’emprisonnement et l’assassinat — les médias indépendants, l’opposition politique et de la société civile, ne cherchait-elle pas à empêcher en amont la création de mouvements pacifistes d’envergure ?
En transformant les prisons et colonies russes en une ignoble machinerie de torture, de dégradation et d’inhumanité, ne posait-elle pas les bases de la fabrique de chair à canon à laquelle s’abreuve les mercenaires du groupe Wagner et autres organisations terroristes d’Etat ?
En semant la méfiance entre leurs citoyens avec des argumentaires sexistes et haineuse, normalisant les violences domestiques, ne modelait-elle pas la population en une masse obéissante, aliénée et désespérée, prête à nourrir les moteurs de la machine de guerre russe ?
Le rationalisme empirique contre le rationalisme pratique
Guidés par le rationalisme empirique, tous ces développements auraient pu être étudiés sans aucun biais rétrospectif. Seulement, même la plus impitoyable version de ce rationalisme n’aurait pu nous préparer aux horreurs dont l’Ukraine a été victime lors de cette invasion génocidaire. Nous aurions naturellement pu nous attendre à ce que des Russes tuent les Ukrainiens, indifféremment qu’ils soient ethniquement Ukrainiens ou Russes, juifs ou d’une autre confession : c’est ce qu’ils faisaient déjà depuis 2014.
Mais qui aurait pu imaginer que l’armée russe réduirait des villages et des villes en poussière, sur des territoires que Moscou considère pourtant russes ? Nous aurions pu nous attendre à ce que l’envahisseur fasse du viol des femmes ukrainiennes une arme de guerre, après tout c’est ce qu’avaient fait leurs ancêtres soviétiques avant eux en occupant l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Mais qui aurait pu imaginer que les femmes des soldats russes encourageraient elles-mêmes leurs maris à commettre ces viols ?
En grande partie, cette surprise glaçante a été rendue possible par notre manque de connaissance et d’expertise concernant la Russie et sa population. Trop d’universitaires occidentaux sont passés de chercheurs objectifs sur l’histoire, la culture et la société russe à des “experts de Poutine” biaisés, sinon des compagnons de routes avérés du Kremlin. Trop d'universitaires en Russie ayant été loués par l’Occident, s’étant vu offrir des postes d’enseignants-chercheurs et des échanges académiques ont produit des articles de “recherche” déraisonnablement optimistes dans le seul but de satisfaire les ambitions politiques de certains Occidentaux en ce qui concerne la démocratisation prétendument inévitable de la Russie. Trop d’universitaires d’Europe de l’Est aux connaissances aiguisées sur la Russie n’ont pas été capables de produire d’articles assez convaincants pour atteindre les acteurs politiques américains et d’Europe occidentale, sans que leurs arguments ne soient rejetés, jugés motivés par des traumatismes historiques.
Mais qu’en est-il de notre manque de connaissances sur l’Ukraine ? Car c’est en effet l’absence d’expertise occidentale sur le plus grand pays d’Europe qui a empêché l’Occident de fournir à l'Ukraine les armes lourdes nécessaires à sa protection avant que la Russie ne précipite la guerre. Bien sûr, l’Occident a par la suite soutenu l’Ukraine en envoyant des systèmes d’artillerie, des obusiers, des batteries anti-missiles et des véhicules blindés. Mais pourquoi ne pas s’y être attelé avant l'escalade des violences, alors que ses propres services de renseignements rapportaient qu’une invasion totale était en préparation ?
La réponse à cette question, d’après ce qu’on en sait aujourd’hui, est que la plupart des alliés de l’Occident pensaient que l’Ukraine tomberait en moins d’un mois, et craignaient que leurs armes lourdes ne finissent dans les mains des Russes, de gangs criminels internationaux ou de terroristes – un rationalisme pratique, le même qui faisait espérer une désescalade russe et qui redoutait la chute rapide de l’Ukraine.
En comparaison, le rationalisme empirique se tuait à dire à l’Occident et au monde que l’Ukraine résisterait contre toute attente. Ces deux dernières décennies, une telle assurance s’était construite empiriquement : à titre d’exemple, ses habitants repoussèrent avec succès, par des manifestations paisibles ou violentes, toutes tentatives domestiques de transformer leur pays en un régime autoritaire. Les Ukrainiens étaient prêts à sacrifier leurs vies pour la liberté, même venant de l’intérieur de leurs frontières. Qui pouvait alors douter de leur détermination dans son combat contre la tyrannie étrangère ?
Alors que le gouvernement russe se chargeait de faire disparaître jusqu’à la dernière once d’opposition politique dans le pays, la vie des partis en Ukraine prospérait, permettant ainsi l’avènement d’une nouvelle génération de leaders ayant appris la valeur de la démocratie et de la vie humaine. Alors que la population russe se regardait le nombril pendant que les autorités écrasaient les minorités religieuses, sexuelles et de genre, la société civile en Ukraine construisait un réseau de solidarité afin que personne ne devienne victime de répression étatique. Alors que la Russie était gouvernée par la peur, l’Ukraine a fait de la dignité un élément constitutif de sa gouvernance.
La dignité, la solidarité et la force morale des Ukrainiens ensemble ont rendu possible la mise en échec des plans russes de génocide. Ce sont elles qui ont également insufflé le soutien envers l’Ukraine et ses habitants à travers l’Occident. Et alors que le pays lutte et semble gagner cette guerre avec l’aide de l’Occident, celui-ci se transforme en retour, et renforce ses positions dans un monde qui ne sera plus jamais le même.
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