Idées Fractures sociales

Une Europe fragilisée par des inégalités en hausse

La concentration des richesses tout comme les écarts entre les plus fortunés et ceux qui le sont moins se sont accentués ces dernières années. Un phénomène aggravé par le morcellement du travail et les inégalités de genre persistantes, comme le confirment deux rapports parus récemment.

Publié le 8 février 2022 à 09:35

Dans un climat de forte incertitude suscitée par les crises sanitaire et climatique, de nombreux analystes s’alarment du creusement des inégalités dans nos sociétés. Bien que l’Europe fasse partie des régions les plus égalitaires du monde, elle est loin d’atteindre ses objectifs de justice sociale et d’égalité. Malgré les plans de soutien massifs déployés en urgence face à la pandémie, force est de constater que la lutte contre les inégalités ne fait toujours pas partie des priorités de l’agenda politique. 

Pourtant, les sociétés inégalitaires sont moins aptes à faire face aux changements. La crise du Covid nous en donne un exemple flagrant. En effet, les populations fragilisées par les inégalités économiques sont davantage exposées au virus et à ses conséquences. Par ailleurs, selon de récentes études, les caractéristiques démographiques et sociales des personnes sont les principaux déterminants de l’hésitation vaccinale. 

En négligeant le caractère structurel des inégalités, les pouvoirs publics risquent de compromettre l’efficacité des stratégies de lutte contre la pandémie. Deux récentes études développent des analyses particulièrement pertinentes: le Rapport sur les inégalités mondiales 2022, qui dresse un bilan précis des inégalités dans le monde, et le rapport annuel de l’Institut syndical européen (ETUI), qui explore les questions de justice sociale dans le monde du travail. Ces travaux invitent les décideurs politiques, mais aussi la société civile et les citoyens, à agir.

La concentration des richesses s’accentue

Le Rapport sur les inégalités mondiales 2022 s'appuie sur la base de données WID world alimentée par des chercheurs du monde entier. Tout en différenciant bien les dynamiques spécifiques aux différents pays, il révèle des inégalités de revenus considérables : “les 10 % les plus riches de la planète captent 52 % du revenu mondial, tandis que la moitié la plus pauvre n’en gagne que 8 %”. Les disparités s’avèrent encore plus importantes en ce qui concerne le patrimoine: les 10 % les plus aisés possèdent 76 % du patrimoine mondial, quand les 50 % les plus modestes n’en détiennent que 2 %. La concentration des richesses s’accentue très nettement en faveur des très hauts revenus : le 1 % des plus riches s’accapare près de la moitié des richesses mondiales. Cette dynamique, en marche depuis une trentaine d’années, s’est même intensifiée depuis le début de la pandémie. 

Depuis les années 1980, les indices boursiers se sont envolés, tandis que les salaires ont progressé moins vite que la productivité. Les revenus du capital augmentent aujourd’hui plus rapidement que les revenus salariaux, ce qui renforce inéluctablement les inégalités. La mondialisation et l’intégration européenne sont souvent tenues pour responsables de ce phénomène. Néanmoins, ce point mérite d’être nuancé. En effet, les analyses empiriques réalisées dans différents pays montrent bien que les politiques publiques en matière de fiscalité, d’éducation, ou encore de travail, déterminent en grande partie la dynamique des inégalités au sein des pays.

Face à ce constat, une redistribution massive des revenus et des richesses semble indispensable pour répondre aux défis du XXIe siècle. Or, les stratégies possibles pour une fiscalité plus équitable ne manquent pas : révision des dispositifs d’optimisation fiscale, lutte active contre l’évasion fiscale, instauration d’un impôt progressif sur les grandes fortunes, ou encore réforme des droits de succession. Promouvoir la justice fiscale impose davantage d’harmonisation entre les pays. Néanmoins, le récent accord au rabais concernant la taxation des multinationales témoigne de l’ampleur des résistances et des oppositions. Pourtant, confie l’économiste Lucas Chancel, co-auteur avec Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman du Rapport sur les inégalités mondiales 2022, “il est primordial que des groupes de pays coopèrent pour avancer vers des règles fiscales communes qui empêcheront un moins-disant fiscal.” 

Un marché du travail inégalitaire

Parallèlement aux enjeux de fiscalité et de redistribution, les réformes du marché du travail représentent également de puissants leviers de justice sociale. Le dernier rapport de l’ETUI, Benchmarking Working Europe 2021 - Unequal Europe, démontre particulièrement bien comment le renforcement des droits du travail et de la négociation collective peut améliorer la fonction redistributive du travail, et donc atténuer les inégalités.

Les divisions fractionnant le monde du travail européen se sont accentuées en 2021. Malgré l’ampleur des dispositifs de soutien de l’UE, la crise s’est répercutée de façon inégale sur les travailleurs. Les mesures de chômage partiel et de maintien dans l’emploi ont permis d’amortir les risques de chômage. Néanmoins, les jeunes et les moins diplômés, surreprésentés dans les secteurs les plus affaiblis par la crise, ont été durement touchés.

Par ailleurs, les inégalités de genre persistent: en dépit des efforts entrepris depuis plusieurs décennies, les écarts de salaires entre hommes et femmes peinent à se réduire. La crise actuelle ne fait que révéler des clivages croissants entre des emplois salariés, bien rémunérés et sécurisés, et des emplois précaires, à bas salaire, et comportant des risques pour la sécurité et la santé. Dans ce contexte, une nouvelle démarcation est apparue : la possibilité de télétravailler ou non.

Replacer la justice sociale au cœur des politiques européennes

L’aspect cumulatif des inégalités fragilise systématiquement certaines catégories de travailleurs. Or, l’influence des salaires et des conditions de travail sur la santé des personnes est désormais indéniable. Les nouvelles formes de travail (comme les plateformes de travail numériques) et les mutations induites par la transition écologique risquent d’accentuer ces vulnérabilités. Dans un contexte où la crise du Covid tire les salaires vers le bas, l’Organisation internationale du travail insiste sur la nécessité d’instaurer un salaire minimum décent. À ce titre, les députés européens élaborent actuellement une directive qui garantira à tous les travailleurs de l’UE un salaire minimum équitable ainsi qu’une couverture accrue de négociation collective.

Au-delà des mesures spécifiques au travail, le rapport de l’ETUI appelle l’UE à pérenniser les orientations politiques adoptées face à la crise du Covid. Selon Nicola Countouris, directeur de recherche à l’ETUI et professeur de droit du travail et de droit européen à la faculté de droit de l'University College London (UCL), “le socle européen des droits sociaux doit être au cœur des plans de relance et de transition écologique”. En effet, les objectifs de la politique climatique européenne Fit for 55 exigent une redistribution massive et une démocratisation accrue à tous les niveaux. Dans la même optique, Lucas Chancel souligne la nécessité de “ne pas réactiver les contraintes budgétaires européennes gelées depuis le début de la crise sanitaire. Les Etats ne pourront pas réaliser les investissements nécessaires pour préparer l’économie européenne de demain, tant qu’ils restent contraints par la règle des 3 % de déficit.

Vers des politiques publiques ciblées

Les fractures inégalitaires interrogent profondément le rôle des politiques publiques en termes de redistribution des ressources. Comment s’assurer que les mesures de réduction des inégalités atteignent effectivement leur but ? Peut-on imaginer des politiques publiques répondant aux besoins spécifiques des personnes ?

Parmi les pistes à explorer, les méthodes éprouvées par l’économiste Esther Duflo et décrites dans son ouvrage Repenser la pauvreté, sont particulièrement prometteuses. Le principe consiste à apprécier l’efficacité de dispositifs d’intervention par le biais d’expérimentations de terrain et d’études randomisées. Déployées à l’origine dans les pays en voie de développement, ces approches sont désormais appliquées dans les pays développés. En Europe, le laboratoire J-PAL Europe regroupe un réseau de chercheurs s’appliquant à évaluer des politiques sociales variées, en particulier dans les secteurs de l’éducation et de l’emploi. 

Outre une grande rigueur scientifique, ces expérimentations présentent l’avantage de chercher à identifier des solutions au plus près des besoins. Loin d’une perspective descendante, il s’agit de comprendre les contraintes et les atouts des individus, de tester avec eux des solutions possibles, et de ne retenir que les mesures démontrant leur efficacité. Considérer les bénéficiaires des politiques sociales comme des personnes dotées de projets constitue un véritable changement de perspective dans la lutte contre les inégalités.

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