Le 21 septembre – à l’occasion de la Journée internationale de la paix – nous avons eu l’occasion d’échanger avec Oleksandra Matviïtchouk sur les principaux enjeux que revêt la guerre en Ukraine et sur l’avenir du pays. Comme la plupart des Ukrainiens que nous avons rencontrés, elle montre détermination et sérénité, refusant de s'apitoyer sur son sort et celui de ses concitoyens. Elle rappelle également l’évidence de l’attitude des Ukrainiens envers la Russie et la guerre.
Voxeurop : Les femmes jouent-elles un rôle particulier en Ukraine aujourd’hui ?
Oleksandra Matviïtchouk : Lorsqu’on m’interroge sur le rôle des femmes dans la guerre, j’ai besoin d’un temps de réflexion tout simplement parce que je connais des milliers de femmes fantastiques qui travaillent dans différents domaines : des femmes qui combattent dans les forces armées ukrainiennes, qui prennent d’importantes décisions politiques, qui documentent les faits ou qui orchestrent des actions civiles. Les femmes sont sur le front de ce combat pour la liberté et la démocratie, car le courage n'a pas de genre.
Quand la guerre a commencé, les Ukrainiens ont rejoint les forces armées pour défendre leur territoire. Personne n’est surpris qu’un homme s’engage, alors pourquoi devrions-nous l’être quand il s’agit de plus de 60 000 femmes ? Dans la bravoure comme dans de nombreux autres domaines, la division entre les genres n’existe pas. Nous nous battons contre la Russie pour que nos filles n'aient jamais à prouver qu’elles sont elles aussi des êtres humains.
Le Centre pour les libertés civiles que vous présidez a reçu le prix Nobel de la paix 2022, aux côtés de l’opposant biélorusse Ales Bialiatski et de l’ONG russe de défense des droits humains, Memorial. Comment militez-vous pour la paix dans un contexte de guerre et que signifie la paix pour les Ukrainiens aujourd’hui ?
La paix signifie beaucoup : les Ukrainiens veulent la paix plus que quiconque. Mais il n’est pas possible de simplement plaider pour la paix. Il n’y aura pas de paix si le pays envahi cesse de se battre. Ce ne sera pas une paix mais une occupation – autrement dit, une autre forme de guerre. Je sais de quoi je parle, cela fait neuf ans que je documente les crimes de guerre, et je sais que les populations subissant l’occupation vivent en réalité dans une zone grise. Elles n’ont aucun moyen de défendre leurs droits, leurs libertés, leurs biens, leur vie et leurs proches. L’occupation, ce n’est pas seulement remplacer un drapeau par un autre ; quand on parle d’occupation russe, on entend disparitions, viols, tortures, meurtres, déni d’identité, déportations d’enfants ukrainiens et adoptions forcées de ceux-ci dans le but de les rééduquer en tant que Russes, camps de filtration, enrôlement forcé dans l’armée russe, charniers. Ce n’est pas la paix. C’est l’occupation.
Nous avons été la première nation du monde dont le peuple est mort sous le drapeau européen – avec le drapeau ukrainien, ils étaient un symbole d’espoir pendant la révolution de la Dignité
Nous n’avons aucunement le droit d’abandonner le peuple ukrainien à la torture et à la mort qui les attendent sous l’occupation russe. Ce sont nos familles, nos amis, nos collègues, nos concitoyens, et par-dessus tout, ce sont des êtres humains. Leur vie ne peut pas faire l’objet d’un compromis politique.
Beaucoup – surtout à l’Ouest – suggèrent aux Ukrainiens d’accepter la situation, mais est-il même possible d’arriver à un accord pacifique avec la Russie ?
C'est un vœu pieux avec le gouvernement russe actuel. Est-ce que les personnes qui suggèrent ce genre de choses savent seulement comment arrêter Vladimir Poutine ? La Russie n’abandonnera pas son désir de conquérir l’ensemble de l’Ukraine : comme Poutine l’a dit lui-même, la chute de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe du XXe siècle. Ces gens ne comprennent que la force et considèrent le dialogue civilisé comme un signe de faiblesse. La Russie est un empire et, en tant que tel, elle n'a pas de frontières.
Lorsqu'un empire a de la force, il s'étend ; lorsqu'il n'en a pas, il attend le moment où il en aura à nouveau pour continuer de s'étendre. Nous, les Ukrainiens, ne voulons qu’une paix durable – vivre sans craindre la violence et pouvoir se projeter dans l’avenir. Pendant huit ans, nous avons eu les prétendus accords de Minsk, et les gens continuaient à mourir. Mais qu’a fait la Russie pendant ce temps là ? Elle a constitué une armée sur les territoires occupés de l’Ukraine. La Russie s’est retirée, a reconstitué ses forces, puis elle a planifié et lancé sa grande invasion. Alors, ce dont nous avons besoin, c’est d’une paix qui n’est pas seulement temporaire.
Que signifierait la victoire pour vous ?
N’oubliez pas que cette guerre n’a pas commencé le 22 février 2022, mais en février 2014, lorsque l’Ukraine a eu l’opportunité d’opérer une rapide transformation démocratique après l'effondrement du régime de Viktor Ianoukovitch à la suite de la révolution de la Dignité. Pour interrompre ce changement, Poutine avait décidé à l’époque de débuter cette guerre, occupant la Crimée et une partie des régions de Louhansk et de Donetsk.
Puis, l’année dernière, il a étendu cette guerre à l’ensemble du pays. Poutine n’a manifestement pas peur de l’OTAN, mais il est effrayé par l’idée de liberté et c'est pourquoi la victoire de l'Ukraine ne se résume pas seulement à chasser les troupes russes du territoire ukrainien, restaurer notre souveraineté, rétablir l'ordre international et libérer les personnes qui vivent en Crimée et dans les autres territoires ukrainiens occupés. La victoire implique aussi de réussir la transition démocratique, mener à bien nos réformes et sortir de la zone de turbulences dans laquelle nous sommes coincés depuis des décennies suite à la chute de l'Union soviétique ; en finir, enfin, avec cette interminable transition du totalitarisme à la vraie démocratie.
L’entrée dans l’UE fait-elle partie de cette victoire ?
Bien évidemment ! La révolution de la Dignité a montré la voie à suivre à toute la société ukrainienne. La Russie aime dire que l’Ukraine est divisée en deux : l’Est et l’Ouest, une séparation religieuse, économique, et suivant d’autres critères encore, mais la révolution en 2014 a prouvé que la majorité du peuple ukrainien a choisi l’Union européenne comme modèle de développement. Pour les gens ordinaires, l’UE n’est pas seulement une organisation intergouvernementale – ils ne connaissent pas le fonctionnement du Conseil européen ou du Parlement européen – mais le choix correspondant à leurs valeurs.
Lorsque les gens ont expliqué leurs raisons de manifester lors de la révolution de la Dignité – quand notre gouvernement a refusé de signer l’Accord d’association avec l’UE à cause de la pression russe – ils ont évoqué les principes suivants : avoir une chance de construire une société où les droits de chacun sont protégés, où le gouvernement est responsable, où le système judiciaire est indépendant et où la police ne bat pas les étudiants car ils manifestent pacifiquement. Nous payons aujourd’hui un prix très élevé – probablement le prix le plus élevé – seulement pour avoir une chance de rejoindre l’Union et de retourner à une dimension européenne civilisée. Nous nous sentons européens.
Lors de votre récente visite aux institutions européennes, avez-vous eu l’impression que l’Union à laquelle vous avez affaire est celle à laquelle les Ukrainiens aspirent ?
L’UE idéale n’existe pas. Certes, avec ses Etats membres, elle doit faire face à de nombreux problèmes internes, mais nous croyons en la démocratie ukrainienne et aux nouvelles ressources qu’elle peut apporter : cet engagement à lutter pour la liberté, l'Etat de droit et les droits humains constituent des éléments essentiels qui peuvent aider à trouver des solutions aux problèmes auxquels l’UE est confrontée.
Nous avons été la première nation du monde dont le peuple est mort sous le drapeau européen – avec le drapeau ukrainien, ils étaient un symbole d’espoir pendant la révolution de la Dignité. À cette époque, les autorités ukrainiennes ont abattu plus d’une centaine de personnes non armées. Aujourd’hui, nous nous battons pour notre rêve européen. De nombreuses personnes vivant dans des démocraties bien développées au sein de l'Union européenne considèrent que cela va de soi : elles ne se sont jamais battues pour l’obtenir, elles ont hérité de la démocratie, de l'Etat de droit et des droits humains par leurs parents, et c'est pourquoi, très souvent, elles ne comprennent pas la valeur réelle de ces choses. Je pense que l'Ukraine ne sera pas seulement un bénéficiaire net, mais qu'elle contribuera à l'importance de ces valeurs, qui sont en quelque sorte la marque de fabrique de l'UE.
Pourquoi n’a-t-il pas été possible d’empêcher cette guerre ?
Je suis persuadée que les historiens du futur pourront donner une meilleure réponse à cette question, mais je pense que nous avons été confrontés à un manque d'honnêteté, de courage et de responsabilité historique : nous avons eu le soi-disant protocole de Minsk, mais la Russie occupait tout de même une partie de l’Ukraine à l’époque. La Russie a éliminé sa propre société civile, emprisonné des journalistes, tué des activistes et dispersé toutes manifestations d’opposition ; elle a commis de terribles crimes de guerre dans d’autres pays comme en Syrie, en Libye ou au Mali. Les démocraties ont fermé les yeux. Elles ont imposé quelques sanctions après 2014, mais tout en gardant de bonnes relations avec Poutine ont continué les affaires et ont même construit des gazoducs. De cette manière, elles ont permis à Poutine de réaliser que les droits humains et la démocratie étaient de fausses valeurs, tant pour lui que pour elles également. C’est pour ça qu’il a lancé son invasion. Le monde civilisé a échoué. À force d'impunité, le mal grandit. Quand la Russie a détruit Grozny – une ville d’un demi-million d’habitants – personne n’a réagi. Elle a bombardé Alep et aidé Bachar el-Assad a utilisé des armes chimiques contre le peuple syrien, et une fois de plus personne n’a rien fait. Ce n’est pas étonnant que la Russie ait réduit Marioupol en cendres.
Pensez-vous qu’il y a de quoi craindre les menaces nucléaires russes ?
Les armes nucléaires sont certes dangereuses, mais il est beaucoup plus dangereux de céder au chantage nucléaire. Ce que la Russie essaie de faire croire, c'est que si l'on possède des armes nucléaires, on peut détruire l'ordre international ; qu’il est possible de dicter les règles du jeu et même de modifier par la force les frontières reconnues par tous. Si, dans un avenir proche, nous ne sommes pas en mesure de prouver que la Russie a tort, nous nous retrouverons dans un monde où de nombreux autres pays produiront des armes nucléaires et feront de même. Un monde pareil serait dangereux pour tout le monde, sans exception. C'est pourquoi je pense que la passivité est pire que l'action.
Dans de nombreux pays d’Europe occidentale, et notamment en Italie, il y a un grand mouvement pacifiste qui prône la fin de la guerre à tout prix pour sauver des vies ukrainiennes et russes. Qu'en pensez-vous ?
Il est très facile de sacrifier la vie des autres, mais de cette manière ils condamnent le peuple ukrainien, qui vivra sous occupation, à une mort atroce. J’ai interrogé des centaines de personnes qui ont survécu à la séquestration russe dans les territoires occupés : elles m’ont raconté avoir été battues, violées, avoir eu les doigts coupés ou les ongles arrachés, les genoux cassés, avoir été compressées dans des caisses en bois ou torturées à l’électricité. La Russie fait régner la terreur sur les civils des territoires occupés : est-ce là ce que les pacifistes occidentaux veulent que nous vivions ? Je ne pense pas. Il faut faire pression sur la Russie pour qu'elle arrête la guerre : si la Russie arrête de se battre, la guerre s'arrêtera ; si l'Ukraine arrête de se battre, l'Ukraine sera occupée. Les vrais pacifistes doivent donc faire pression sur la Russie pour mettre fin à cette guerre.
Nous ne sommes pas des esclaves. Si vous regardez les sondages, la première valeur pour laquelle les Ukrainiens sont prêts à se battre est la liberté. Nous nous battons pour la liberté dans tous les sens du terme : libres d’être un pays indépendant et non une colonie russe, libres de garder notre identité ukrainienne et de ne pas être forcés d'éduquer nos enfants comme des Russes, et libres de faire notre choix démocratique de construire notre pays et de le développer en tant que démocratie.
Dans certains pays soutenant actuellement l'Ukraine, à commencer par les Etats-Unis, des personnes influentes demandent que ce soutien soit réduit et que l'Ukraine se concentre sur ses propres problèmes, l'inflation, la pauvreté, l'éducation, les pensions, les soins de santé, etc. Certains estiment même qu'il ne s'agit pas de "leur" guerre et voudraient revenir à la normale. Qu'en pensez-vous ?
Nous sommes vraiment très reconnaissants à tous les pays et leurs habitants qui soutiennent l’Ukraine durant cette période traumatisante, l’Histoire ne l’oubliera jamais. Nous devons tous être très réalistes : les Ukrainiens ne font pas que se battre pour eux-mêmes, mais également pour préserver l’ordre international établi après la Seconde Guerre mondiale, ce qui signifie que nos efforts contribuent aussi à empêcher un troisième conflit mondial. Outre la dimension militaire, il s’agit d’une guerre multidimensionnelle : une bataille sur le plan économique, sur celui des valeurs et de l’information. De ce fait, cette guerre n’est pas que la “nôtre”. Si nous n’arrêtons pas Poutine en Ukraine, il s’attaquera à d’autres pays – même européens. La meilleure chose à faire est d'aider l'Ukraine à survivre et à résister à l'agression russe.
En tant qu’avocate pour les droits humains, quel est votre point de vue sur la question de l'Etat de droit et des droits fondamentaux en Ukraine, sous l'assaut de la Russie et de la loi martiale ? Comment les opposants sont-ils traités par le gouvernement et l'armée ?
Avant tout, regardons la composition de l’armée. La plupart des personnes sont comme nous, issues de diverses professions : d’anciens journalistes, coiffeurs, ouvriers, enseignants, militants ont rejoint les forces armées. Ce ne sont pas des soldats professionnels formés pendant des années. Ce sont des gens qui ont pris les armes et sacrifié leur vie pour défendre leur famille, leur pays et son futur démocratique. Même mon équipe et moi-même n'avons jamais rencontré personnellement le président Zelensky, étant donné que nous gardons toujours nos distances avec les partis politiques. En tant que défenseurs des droits humains, nous critiquons toujours notre gouvernement lorsqu’il porte atteinte à ceux-ci. Aujourd'hui, lorsque moi-même ou d'autres représentants de la société civile ukrainienne ou des fonctionnaires ukrainiens intervenons sur la scène internationale, nous parlons généralement le même langage.
Il y a une sorte d’unité exceptionnelle qui est compréhensive et presque naturelle : quand une communauté est attaquée et à deux doigts de ne plus exister, elle s’unit contre l’ennemi commun. Nous sommes un grand pays dans lequel il y a différentes opinions, religions, statuts sociaux, idées politiques, idéologies…On peut nous séparer en fonction de différents critères. Mais nous voulons tous vivre dans une Ukraine démocratique et en paix, et la majorité des Ukrainiens a décidé de se battre pour ça de différentes manières. Certains ont rejoint les forces armées, d’autres ont formé des corps de volontaires pour aider à équiper les militaires, d’autres encore ont aidé à reconstruire les villes et villages détruits ou relancer l’économie dans les communautés locales. Les gens font donc ce qu'ils peuvent dans des circonstances très difficiles, où aucun endroit n’est sûr et où aucune garantie de se réveiller vivant le lendemain n’est assurée.
Suivez-vous également les violations des droits humains au sein de la société ukrainienne ?
La guerre est un poison. C’est l’inverse de la démocratisation. La guerre a besoin de centralisation, alors que la démocratie, à l’inverse, a besoin de décentralisation. La guerre nécessite de restreindre les droits humains et les libertés pour des raisons de sécurité, alors que la démocratisation, elle, doit les développer. Il est évident que nous vivons un moment très difficile pour les Ukrainiens et pour notre démocratie : c'est un véritable défi que de garantir des réformes démocratiques sous les missiles russes.
C’est quasiment mission impossible, mais nous devons réussir si nous voulons atteindre notre objectif de rejoindre l’Union européenne et remplir les critères d’adhésion. Cependant, aucun autre pays de l'UE n'a dû passer par un processus de démocratisation tout en étant envahi et impliqué dans une grande invasion. La plupart d’entre eux savent à quel point il est difficile d’effectuer une transition démocratique, même en période de paix, et pour certains, ce processus a été très long. Nous devons le faire alors qu'une guerre fait rage et que des gens meurent littéralement chaque jour. Nous devons réussir, et je pense que nous méritons d'être soutenus dans cette démarche historique.
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Depuis les années 1980 et la financiarisation de l’économie, les acteurs de la finance nous ont appris que toute faille dans la loi cache une opportunité de gain à court terme. Les journalistes récompensés Stefano Valentino et Giorgio Michalopoulos décortiquent pour Voxeurop les dessous de la finance verte.
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