Idées Europe post-1989

Une Europe entière, libre et en paix

Après la chute du mur de Berlin en 1989, l'Europe s'est réjouie d'être enfin entière, libre et en paix. Mais les choses ont changé depuis. Ce rêve d’une Europe “aboutie” se rapproche-t-il ou s'éloigne-t-il ? L'historien et journaliste britannique Timothy Garton Ash s’interroge sur l’avenir du bloc européen.

Publié le 28 décembre 2023 à 02:37

Curieusement, la formulation la plus visionnaire de ce que nous, Européens, avons tenté de réaliser sur notre propre continent nous vient d'un président américain qui manquait notoirement de "vision". "Que l'Europe soit entière et libre", déclarait George H. W. Bush dans la ville allemande de Mayence en mai 1989 (1). Il décrivait alors "une liberté politique croissante à l'Est, un Berlin sans barrières, un environnement plus propre, [et] une Europe moins militarisée" comme "le fondement de notre vision plus large : une Europe libre et en paix avec elle-même". 

L'objectif est donc triple : le continent doit être entier, libre et en paix. Comment s’est-il démené face à ces trois impératifs au cours des plus de trente années qui se sont écoulées depuis 1989 ? La vision se rapproche-t-elle ou s'éloigne-t-elle ? Que faudrait-il pour que l'Europe progresse davantage dans cette direction ? 

L'ère de l'après-mur en Europe 

L'ère post-mur de Berlin est une histoire en deux temps. Grossièrement, nous pouvons caractériser la période allant de 1989 à 2007 comme une période de progrès extraordinaire : la liberté politique s'est répandue en Europe centrale, orientale et du Sud-Est ; l'Allemagne s'est unifiée ; les troupes soviétiques se sont retirées. De nouvelles démocraties ont rejoint l'Union européenne et l'OTAN

En 1989, ce que l'on appelait encore la Communauté européenne ne comptait que douze membres et l'OTAN seize. En 2007, l'UE abritait vingt-sept pays, et l'OTAN vingt-six. 

Jamais n’avait-on vu où autant de pays européens souverains, démocratiques et juridiquement égaux appartenir aux mêmes communautés sécuritaires, politiques et économiques. En tant que citoyen européen, vous pouviez prendre l'avion d'un bout à l'autre du continent sans avoir à présenter de passeport. Bon nombre des pays traversés partageaient une monnaie unique, l'euro. Un espace européen unique, d'une ampleur sans précédent, jouissant d'un niveau de paix et de liberté jamais égalé avait été construit. 

Certes, cette période avait également été marquée par cinq guerres dans l'ex-Yougoslavie, dont la plus brutale et la plus génocidaire en Bosnie-Herzégovine. Mais la dernière de ces guerres, en Macédoine, s'était achevée fin 2001. 

Le tournant européen crucial s'est produit en 2008. Deux événements distincts mais presque simultanés ont eu lieu : l'occupation militaire par Vladimir Poutine de deux régions de Géorgie, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, en août, et l'éclatement de la crise financière mondiale avec la faillite de Lehman Brothers en septembre. Les deux catastrophes ont amorcé un virage vers une régression qui s'est poursuivie tout au long de la seconde moitié de la période post-mur. La crise financière a débouché sur une "Grande Récession" dans de nombreux pays européens. Elle a également provoqué la crise de la zone euro qui a débuté en 2010 et qui a frappé de plein fouet les pays du sud de l'Europe comme la Grèce ; la même année, Viktor Orbán a commencé à s’attaquer à la démocratie en Hongrie. En 2014, Poutine a poursuivi son agression en Géorgie en annexant la Crimée et en déclenchant la guerre russo-ukrainienne dans l'est de l'Ukraine. 

La crise des réfugiés qui a débuté en 2015 a entraîné une forte augmentation du soutien aux partis nationalistes et populistes de la droite dure tels que l'Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne et le Rassemblement national de Marine Le Pen en France. En Pologne, le parti Droit et Justice (PiS), après avoir remporté la présidence du pays et la majorité absolue au parlement, a entrepris de suivre l'exemple d'Orbán et de se lancer dans un lent travail de détricotage de la fragile démocratie polonaise. En 2016 a eu lieu le référendum sur le Brexit, qui a entraîné la sortie de la Grande-Bretagne de l'UE, puis l'élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis – autre moment important dans l'histoire de l'Europe. La pandémie de Covid-19 a frappé en 2020, avec des conséquences économiques, sociales et psychologiques qui n'ont pas encore fini de se manifester. Cette cascade de crises a atteint son point le plus dramatique (jusqu'à présent) avec l'invasion totale de l'Ukraine par Poutine le 24 février 2022. 

Un autre essai serait nécessaire pour analyser toutes les nuances d'orgueil qui ont contribué à ce revirement après 2008, mais il est pertinent de souligner une erreur fondamentale dans la façon dont de nombreux Européens (et Américains) en sont venus à considérer notre histoire récente. Pour dire les choses simplement, nous avons commis une erreur d'extrapolation. Nous avons vu comment les choses s'étaient déroulées pendant près de deux décennies après 1989 et nous avons supposé qu'elles continueraient dans cette direction, même avec des revers en cours de route. 

Nous avons pris l'histoire avec un petit h, l'histoire telle qu'elle se déroule réellement – toujours le produit de l'interaction entre des structures et des processus profonds, d'une part, et la contingence, la conjoncture, la volonté collective et le leadership individuel, d'autre part – et l'avons interprétée à tort comme l'Histoire avec un grand H, un processus hégélien de progrès inéluctable vers la liberté. Mais la liberté n'est pas un processus. C'est une lutte constante. Le mot ukrainien “volia”, que l’on peut traduire autant par “liberté” que “volonté de se battre pour elle”, en est une parfaite illustration. 

Bien qu'il soit trop tôt pour juger ce dernier événement dans une juste perspective historique, il semble plausible de suggérer que le 24 février 2022 marque la fin de la période post-mur qui a débuté le 9 novembre 1989. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, dont personne ne connaît encore le caractère et le nom. Où en est l'Europe aujourd'hui ? En paix ? Libre ? Entière ? 

En paix ? 

L'Europe n'est pas en paix. L'Ukraine est le théâtre de la plus grande guerre que l'Europe ait connue depuis 1945. "Plus jamais ça !”, se sont écriés les Européens en 1945, après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. C'était le premier commandement de l'Europe d'après-guerre. Pourtant, l'Europe du Sud a connu des dictatures fascistes jusque dans les années 1970, tandis que la moitié orientale du continent a continué à subir des invasions et de violentes répressions jusqu'en 1989. Après la fin de la guerre froide, l'Europe s'est érigée en un continent où régnerait une paix perpétuelle toute kantienne. Presque immédiatement, la guerre a éclaté dans l'ex-Yougoslavie. Après le massacre de Srebrenica en 1995, les Européens ont à nouveau clamé : "Plus jamais ça !". Mais “ça” continue aujourd’hui. C'est le "jamais" qui semble ne jamais arriver.

Lorsque j'ai commencé à écrire mon livre Homelands : A personal history of Europe [non traduit en français], il y a cinq ans, j'ai pensé que pour faire comprendre aux jeunes Européens les horreurs par rapport auxquelles l'Europe d'après-guerre s’était définie, je devais me dépêcher de retrouver certains des derniers Européens âgés encore en vie qui se souvenaient encore de l'enfer qu'avait été l'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est ce que j'ai fait, en Allemagne, en France et en Pologne. Aujourd'hui, il suffit de prendre un train pour se rendre en Ukraine depuis la ville de Przemyśl, dans le sud-est de la Pologne, pour découvrir ces horreurs de première main. Départ en 2023, arrivée en 1943. 

Je n'oublierai jamais une conversation nocturne échangée à Lviv avec Yevhen Hulevych, un grand, maigre et beau critique culturel qui s'était porté volontaire pour servir dans l'armée ukrainienne après l'invasion. Il avait été blessé à deux reprises, la deuxième fois lors de l'épuisante campagne d'infanterie pour libérer Kherson, mais lorsque je l'ai rencontré, il se préparait à retourner au front à nouveau. Les recrues inexpérimentées auraient besoin de lui, expliquait-il ; son expérience du combat pourrait sauver des vies. Quelques semaines plus tard, il perdait la vie sous les balles d'un sniper russe dans la boue gorgée de sang des environs de Bakhmout, la bataille de Passchendaele ukrainienne (2). Je pense souvent à Yevhen. 

Le nombre de victimes de cette guerre est difficile à établir, mais en août, le gouvernement américain ont estimé que le nombre total de tués et de blessés approchait les 500 000 : quelque 120 000 morts et 170 000 à 180 000 blessés du côté russe ; peut-être 70 000 morts et 100 000 à 120 000 blessés du côté ukrainien. Le nombre de morts de guerre dans ce pays qui ne compte pas plus de 40 millions d'habitants en seulement un an et demi dépasse donc déjà les 58 000 morts américains en près de deux décennies de guerre au Viêt Nam. Dans un récent sondage d'opinion, quatre Ukrainiens sur cinq ont déclaré connaître un membre de leur famille proche ou un ami qui avait été tué ou blessé. Et il n'y a pas de fin en vue. 

L'Europe est-elle elle-même en guerre ? De nombreux habitants de l'Europe de l'Est répondraient par l'affirmative ; la plupart des habitants à l'ouest par la négative. L'Europe n'est certes pas en guerre comme en 1943, lorsque la plupart des pays européens étaient directement parties au conflit, mais elle n'est pas non plus en paix comme en 2003. De nombreux pays européens soutiennent l'effort de guerre de l'Ukraine en lui fournissant des armes, des munitions, une formation et de l'argent. Et comme en 1943, la seule façon de parvenir à une paix durable est de remporter la guerre. 

Un cessez-le-feu ou un accord de paix qui obligerait l'Ukraine à sacrifier un territoire de la taille d'un petit pays européen serait la porte ouverte à un conflit futur, non seulement en Europe mais aussi en Asie, puisque le président chinois Xi Jinping pourrait raisonnablement conclure que l'agression armée paie. Hier la Crimée, demain Taïwan. Une Russie dotée de l'arme nucléaire ne peut être réduite à une "reddition inconditionnelle", comme l'Allemagne en 1945. Mais une issue dans laquelle la Russie serait contrainte de renoncer au territoire ukrainien qu'elle a obtenu par une agression armée est encore possible et constituerait la seule base sûre pour une paix durable. 

Pour y parvenir, deux conditions sont nécessaires, l'une tangible et l'autre intangible. Les pays européens doivent abandonner l'illusion de l'après-mur selon laquelle la paix peut être assurée entièrement par des moyens non militaires, augmenter concrètement leurs dépenses de défense, procéder à des déploiements avancés crédibles sur la frontière orientale de l'OTAN, moderniser leurs industries de défense pour répondre aux besoins en armes et en munitions de l'Ukraine, qui se situent presque au niveau de la Seconde Guerre mondiale, et se préparer militairement et économiquement pour le long terme. 


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L'écrivain ukrainien Volodymyr Yermolenko parle d'un "esprit guerrier" qu'il trouve présent en Ukraine et absent en Occident. L'esprit d'Achille. En un mot : “volia”. 

Libre ? 

Que signifierait pour l'Europe d'être libre ? Le plus évident est peut-être qu'elle serait un continent de pays libres. Le terme "pays libre" implique deux choses distinctes mais liées : indépendance de toute domination étrangère et liberté individuelle pour les citoyens. 

À première vue, l'Europe fait bonne figure à cet égard, tant par rapport à son propre passé que par rapport aux autres continents aujourd'hui. Selon Freedom House, l'Europe compte deux cinquièmes des pays libres du monde : trente-quatre sur quatre-vingt-quatre en 2023. Nombre de ces Etats européens sont de petite taille, de sorte qu'ils n'abritent que 7 % de la population mondiale, mais nombre d'entre eux sont également riches et représentent 17 % du PIB mondial. 

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