Revue de presse Cap Nord-Ouest

Abjection, votre honneur ! Assange, Begum et l’Etat de droit

Ce mois-ci, nous nous rendons dans les tribunaux britanniques, où deux affaires très différentes qui se jouent actuellement pourraient avoir des conséquences terribles pour le respect de l'Etat de droit au Royaume-Uni.

Publié le 13 mars 2024 à 15:23

Il y a une dizaine d'années, alors qu'il était encore normal pour les moins de 50 ans de parler politique sur Facebook, l'une de mes amies avait fièrement posté sur son mur une photo du gigantesque poster de Julian Assange qui ornait le mur de sa chambre. Dans les commentaires, on pouvait lire une réflexion acerbe. “Est-ce une blague ?”, avait écrit une militante américaine vivant en Irlande, que j'avais d’ailleurs récemment vue prononcer un discours lors d'un rassemblement pour le droit à l'avortement, à Dublin. Je ne sais pas si le dédain de cette femme était motivé par les multiples accusations de viol portées contre Assange, ou par l'opinion de nombreux libéraux américains, pour qui Assange était un pion de la Russie. Je raconte cette anecdote, certes anodine, parce qu'elle a marqué le moment où j'ai compris que soutenir Assange devenait une position de plus en plus marginale.

Comme le décrypte Thomas Fazi dans Unherd, une attaque sur plusieurs fronts, s'appuyant en partie sur l'ignorance du public, a réussi à entamer une bonne part du soutien qu'Assange serait en droit de mériter. "Le manque d'intérêt du gouvernement britannique pour le sort d'Assange n'est pas surprenant", écrit Fazi. "Ce qui est plus inquiétant, c'est qu'une grande partie du public semble également relativement indifférente. C'est probablement le résultat de la campagne menée contre Assange au cours des quinze dernières années, visant à détruire sa réputation et à le priver du soutien de l'opinion publique. Ceux qui ne connaissent pas les détails de l'affaire peuvent même penser qu'Assange est en prison parce qu'il a été condamné pour l'un des nombreux crimes dont il a été accusé au fil des ans – du viol à la cybercriminalité en passant par l'espionnage.”

Assange a payé le prix ultime (son bien-être mental et physique ainsi que sa liberté) pour "la pratique journalistique ordinaire consistant à obtenir et à publier des informations classifiées [...] qui sont à la fois vraies et d'un intérêt public évident et important", comme l'a déclaré l'un de ses avocats devant la Haute Cour britannique, lors des audiences de février qui décideront si le fondateur de WikiLeaks doit être extradé vers les Etats-Unis. Pour Fazi, l'histoire d'Assange "va bien au-delà d'un seul homme : il s'agit de savoir si l'on veut vivre dans une société où les journalistes peuvent dénoncer les crimes des puissants sans craindre d'être persécutés et emprisonnés". Si l'Etat britannique autorise l'extradition d'Assange, il ne portera pas seulement un coup potentiellement mortel à l’homme, mais à l'Etat de droit lui-même.

Au Royaume-Uni, une autre affaire judiciaire pourrait avoir des implications considérables : l'appel de Shamima Begum, née en Grande-Bretagne et qui souhaite y retourner après avoir passé plus de cinq ans dans un camp de détention syrien. Le 23 février, trois juges ont rejeté à l'unanimité l'appel de Begum, comme le rapporte Dan Sabbagh dans The Guardian.

En 2015, celle-ci s'est rendue en Syrie à l'âge de 15 ans pour rejoindre l'Etat islamique et a ensuite été déchue de sa citoyenneté britannique. Selon la décision de février, la déchéance de nationalité voulue à l’époque par le secrétaire d’Etat à l’Intérieur Sajid Javid n'aurait pas techniquement conduit à ce que la jeune femme devienne apatride, celle-ci étant alors éligible à la citoyenneté bangladaise. Cependant, maintenant que cette éligibilité a expiré, Begum se retrouve apatride dans les faits.

Ce résultat va à l'encontre de la législation britannique existante, explique David Allen Green dans Prospect. “Même la législation pertinente stipule expressément que le secrétaire d’Etat à l'Intérieur ne peut prendre un arrêté visant à priver une personne de sa citoyenneté britannique s'il est ‘convaincu que l'arrêté rendrait une personne apatride’. Pourtant, Begum est toujours détenue dans un camp de réfugiés en Syrie, sans les droits et privilèges de la citoyenneté du Royaume-Uni ou d'un autre pays.”


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Le mécontentement suscité par l'issue de l'appel de Begum ne provient pas uniquement des milieux libéraux ou progressistes. De nombreux conservateurs britanniques sont perturbés par les implications de cette affaire, notamment Peter Hitchens, qui parle dans le Daily Mail de "justice populaire" et de "punition sans procès". Pour le député conservateur Jacob Rees-Mogg, qui écrit dans le Spectator, le jugement porte atteinte à la Constitution elle-même. "La décision de priver Begum de sa citoyenneté est une erreur parce qu'elle s'attaque à deux piliers de la Constitution qui nous protègent tous", écrit Rees-Mogg. "Le premier principe violé est celui de l'égalité de tous les citoyens britanniques devant la loi. La possibilité de priver de leur passeport britannique des personnes qui revendiquent une autre citoyenneté crée deux catégories de Britanniques. [...] L'autre pilier de la Constitution qui a été ignoré est le droit à un procès devant un jury.”

À l'exception de Hitchens, qui semble accepter que l'infortune de la jeune femme soit le résultat d'une naïveté juvénile, aucun des auteurs ci-dessus ne la défend nécessairement. Mais comme dans l'affaire Assange, la décision pourrait avoir de graves conséquences pour l'Etat de droit. "Daesh était l'incarnation du mal", écrit Rees-Mogg, "et ses adeptes méritent d'être traqués et poursuivis. Pourtant, si dans le processus nous oublions l'Etat de droit et le rendons arbitraire, alors nous ne défendons pas nos valeurs, nous les abandonnons."

Depuis que la guerre contre l’Etat islamique a pris fin en Syrie il y a plus de quatre ans, les pays occidentaux ont dû rapatrier leurs citoyens qui avaient décidé de rejoindre l'organisation terroriste. Si ce processus ne sera jamais sans controverse, le Royaume-Uni s'est montré particulièrement réticent à rapatrier ses citoyens. "N'ayant rapatrié que deux adultes et une quinzaine d'enfants”, écrit Haroon Siddique dans The Guardian, “le Royaume-Uni fait figure d'exception. Par exemple, parmi ses alliés, la France a rapatrié plus de 160 enfants et plus de 50 femmes, tandis que l'Allemagne a repris près de 100 femmes et enfants.

Si le rapatriement des islamistes – ou, dans le cas présent, le refus de les rapatrier – est l'occasion pour des hommes politiques comme Sajid Javid d'utiliser la loi pour "donner l'exemple", il en va de même pour leur expulsion.

Fin février, la France a expulsé l'imam Mahjoub Mahjoubi vers son pays de nationalité, la Tunisie, après la diffusion d'une vidéo le montrant prêchant la "haine de la France" et de la communauté juive. Mahjoubi vivait dans l’Hexagone depuis 1986, où il a une femme et cinq enfants. Le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin, s'est empressé d'affirmer que cette expulsion rapide était due au projet de loi sur l'immigration récemment adopté par le pays. Or, comme l'indique Julia Pascual dans Le Monde, tous les outils législatifs nécessaires à l'expulsion du prédicateur existaient déjà. 

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