Le politologue Tõnis Saarts écrivait, au lendemain de la Nuit de Bronze, qu'un nouveau modèle de société, plus fermé et moins dynamique, avait émergé en Estonie, qu'il baptisa “démocratie défensive nationaliste”. Ce modèle se caractérise par un fort conservatisme national : russophobie, et orientation des débats politiques vers les questions de la mémoire, de l'histoire passée, des monuments et de l'interprétation des événements historiques. Un autre élément important de ce régime est la “sécurisation” de la politique : le retrait de certaines questions du débat public, de sorte qu'en lieu et place d'une pluralité de points de vue, toutes les opinions soient classées en deux catégories, correctes ou anti-nationales.
Les événements de ces derniers mois ont montré que la démocratie défensive nationaliste reste viable en Estonie. Le sort des monuments soviétiques est devenu une question d'importance nationale, d’ailleurs analysée par une commission secrète du gouvernement. Les plus grandes universités estoniennes ont décidé de ne pas admettre les étudiants russes et biélorusses, et l'Estonie, avec la Lettonie et la Pologne refusera l’entrée (avec quelques exceptions) aux citoyens russes détenteurs de visa de tourisme de court séjour pour la zone Schengen, quel que soit le pays qui l’a délivré.
L’Estonie demande également une interdiction de visa pour les citoyens russes au niveau européen. Invoquant le déclenchement de la guerre en Ukraine, le Kumu Art Museum a décidé de retirer plusieurs œuvres critiquant le régime soviétique parce qu’elles contenaient des images de Lénine et de Staline (une décision d’autant plus étonnante que le régime de Poutine se présente comme le successeur de l'impérialisme russe plutôt que du projet soviétique).
Les tentatives de débattre de ces décisions, d’examiner les preuves, d’apporter du contexte ou d'écouter l'autre partie, se sont souvent soldées par certains responsables déclarant que “ce n'est pas le moment”, qu’“on est en guerre” et que “des mesures décisives doivent être prises”. Bien sûr, une guerre est en cours. Sur le plan éthique et pragmatique, la solidarité avec les Ukrainiens est la seule position correcte. Et, bien sûr, c'est précisément en dépeignant la Seconde guerre mondiale comme un triomphe russe jamais reconnu que le régime de Poutine justifie son agression. Contrer la propagande d'un Etat étranger est sans aucun doute nécessaire, et l'incitation à la violence n'a pas sa place dans une société libre.
Cependant, même sous loi martiale, il y a lieu d'examiner sérieusement dans quelles conditions les valeurs fondamentales de la démocratie libérale peuvent être sacrifiées. De même, il convient de se demander si ces sacrifices auront l'effet escompté ou s'il s'agit simplement d'une victoire cosmétique.
Et rappelons-nous que nous ne sommes pas nous-mêmes en guerre.
Si nous commençons à considérer les opinions qui dérangent comme dangereuses parce que nous avons peur de la Russie, alors nous avons probablement regardé l'abîme un peu trop longtemps
Il y a deux principales victimes, sacrifiées sur l'autel de la sécurité ces derniers mois : la minorité russophone, en tant que communauté essentiellement égale aux Estoniens, et la culture démocratique de la mémoire. Il est vrai que lorsque le gouvernement a enlevé le monument présentant un tank soviétique dans la ville russophone de Narva, davantage de consultations ont été effectuées avec les habitants que lorsque le soldat de bronze a été démantelé il y a quinze ans à Tallinn pour être déplacé. Cependant, ces consultations ont été pour l’essentiel d’ordre cosmétique, le dernier acte de ce show ayant été prédéterminé dès le départ : on a simplement fini par faire remarquer que la municipalité de Narva prenait trop de temps pour discuter de la question, que tout était pourtant déjà clair, et qu’il n’était plus l’heure de débattre.
Le tank a été démantelé et déplacé dans un musée de guerre à 200 kilomètres vers l’ouest. Les arguments du gouvernement ont fait appel à des considérations de sécurité (des manifestations pouvaient être organisées près du char), et de calendrier – la date majeure et symbolique du 20 août, jour de la restauration de l’indépendance de l’Estonie, approchait.
Les principaux responsables politiques des partis au pouvoir demandent que les résidents permanents qui détiennent la nationalité russe en Estonie soient privés du droit de vote au niveau local, c'est-à-dire que plus de 80 000 résidents estoniens ne soient plus représentés. Une interdiction de visa pour les citoyens russes au niveau européen est d’une certaine façon un peu plus justifiable, mais nécessiterait néanmoins un débat beaucoup plus approfondi que la rhétorique actuelle du “nous sommes en guerre”.
Dans chacun de ces exemples, un groupe entier de personnes est traité comme une menace pour la sécurité, quels que soient ses opinions, ses projets ou ses actions. La raison invoquée à plusieurs reprises pour justifier la discrimination de groupe est le manque de ressources – “nous n'avons pas les moyens d’évaluer la loyauté de chaque individu”. Le lecteur averti peut maintenant se demander s'il serait heureux d'être mis à l’isolement pour dessoûler pour la simple raison qu'il est un homme (et donc plus susceptible d'être un conducteur en état d'ivresse) et parce qu'il n'y a pas suffisamment de ressources pour des contrôles plus approfondis. Les punitions collectives sont un vestige du siècle dernier et doivent y rester.
En Estonie, vous pouvez apparemment être conservateur, libéral ou socialiste – tant que vous vous en prenez aux Russes, vous gagnez toujours
En outre, l'éventail des sujets considérés comme une menace pour la sécurité s'est élargi de manière alarmante. Nous pouvons ne pas être d'accord avec les points de vue de certaines personnes sur l'histoire ou l'espace urbain, mais ils doivent demeurer ouverts au débat. Dans une situation où des journaux respectés publient des articles titrés “Nous n'avons pas besoin de prendre en compte les sentiments des Russes” et “Nous en avons assez des trolls”, il ne peut y avoir de débat significatif (Eesti Ekspress a été une agréable exception). Si nous commençons à considérer les opinions qui dérangent comme dangereuses parce que nous avons peur de la Russie, alors nous avons probablement regardé l'abîme un peu trop longtemps.
En l'absence de débat, il est également plus difficile d'évaluer si les restrictions imposées au nom de la sécurité sont réellement efficaces. Je ne vois pas en quoi le fait de se moquer publiquement des sentiments des Russes-Estoniens favoriserait l'intégration ou apaiserait les tensions de quelque manière que ce soit.
Une organisation dissidente en Russie avait prévu de transférer une partie de ses activités en Estonie, mais a abandonné le projet lorsqu'elle a appris l'existence des plans d'interdiction de visa. Et, comme l'a suggéré un bon ami, l’argent utilisé pour traîner des statues poussiéreuses à gauche et à droite pourrait tout simplement être donné à l'Ukraine – les bénéfices en seraient bien plus importants.
D'autre part, l'introduction de la démocratie défensive nationaliste permet aux politiques de gagner des points ; même les sociaux-démocrates ont vu leur cote de popularité augmenter grâce à la rhétorique dure de leur ministre de l'Intérieur. En Estonie, vous pouvez apparemment être conservateur, libéral ou socialiste – tant que vous vous en prenez aux Russes, vous gagnez toujours.
👉 L'article original sur Sirp

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