Idées L'Archipel Yougoslavie 30 ans après son éclatement | Serbie

Pendant la guerre, sur les lieux du crime, “j’ai vu le pire visage du genre humain”

Le poète et écrivain serbe Tomislav Marković avait 14 ans au moment de l’éclatement de la Yougoslavie. Trente ans après l’effondrement du système socialiste auquel il avait cru, celui qui a grandi dans un climat de haine, de violence et de négation du crime, cherche encore et toujours à comprendre comment ses compatriotes se sont transformés en monstres. Deuxième partie de la série sur l'éclatement de la Yougoslavie et la guerre qui a suivi.

Publié le 9 août 2021 à 12:44

J’étais enfant, puis adolescent, lorsque la Yougoslavie s’est effondrée dans un bain de sang. Alors que Slobodan Milošević, commandant en chef des Forces du mal, s’acharnait à détruire mon pays, je me développais en tant qu’individu doué de pensée. Tous ceux qui, comme moi, sont nés dans les années 1970, ont été influencés de manière décisive par la dislocation de la Yougoslavie. Cette expérience a façonné nos personnalités, déterminant ce que nous sommes devenus et ce que nous deviendrons. “L’éclatement de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY)” est l’expression consacrée, mais elle n’est pas la plus précise : il s’agit bien plus d’une mise à mort sauvage et perfide commise pour les motifs les plus vils. La date du crime est généralement située en 1991, année pendant laquelle la Slovénie et la Croatie se sont retirées de la Yougoslavie, déclenchant ainsi le conflit armé.


L’Archipel Yougoslavie 30 ans après son éclatement

  1. Kosovo : Le pays de “bolji život” – la vie meilleure
  2. Pendant la guerre, sur les lieux du crime, “j’ai vu le pire visage du genre humain” (Serbie)
  3. Cette horloge de l’apocalypse que je porte en moi depuis la guerre (Bosnie-Herzégovine)
  4. Nous avions rêvé de démocratie, nous nous sommes réveillés avec le capitalisme (Slovénie)

Je me rallie davantage au point de vue de l’avocat Srđa Popović, l’un des analystes les plus avisés de l’horreur que nous avons vécue. Selon lui, la Yougoslavie a pris fin le 28 septembre 1990, date de l’adoption de la constitution serbe signifiant à toutes fins utiles que la République de Milošević faisait sécession de l’Etat fédéral. Par cet acte législatif, la Serbie déclarait son indépendance et sa souveraineté étatique. À partir de ce moment-là, elle a cessé de respecter l’ordre juridique de la RFSY. Ainsi, la Serbie a été le premier pays à s’émanciper de la Yougoslavie, ce qui est passé relativement inaperçu dans le chaos généralisé de cette époque trouble. Derrière une propagande effrénée, Milošević masquait ses projets de guerre et son rêve de Grande Serbie dont il serait le chef absolu.

Âgé de 14 ans, j’étais alors scolarisé en 8ème année [équivalent de la 3ème française, NdT]. Le monde que je commençais à peine à connaître s’est complètement effondré. Le système socialiste, à l’apparence solide et stable, semblait pourtant fait pour durer toujours. Les enseignements reçus à l’école au cours des huit dernières années ont soudain perdu tout leur sens. Le feu et le sang ont tout ravagé, donnant naissance à quelque chose de nouveau et de différent : une créature difforme bien plus terrifiante que le monstre de Frankenstein. Radomir Konstantinović avait coutume de déclarer que notre vie avec le monstre a commencé à ce moment-là. Cette cohabitation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Car le monstre du nationalisme est toujours bel et bien vivant. Il s’est simplement retiré dans sa caverne pour lécher ses blessures de guerre, après de nombreuses défaites. Il attend son heure, prêt à saisir l’opportunité d’un nouveau massacre humain.

Haine, chauvinisme, violence, crimes, camps de concentration, génocide, destitution, désintégration sociale, criminalité, homogénéisation nationale, réhabilitation des Tchetniks, milices volontaires, bellicisme, bombardements, isolement, sanctions, théories du complot, négation des crimes, glorification des auteurs des massacres. Autant de facettes du monde dans lequel j’ai grandi. Mais je n’avais pas le temps de me lamenter, ni de m’apitoyer sur mon destin tragique. Je m’en suis tiré à bon compte : je vivais dans le pays de l’agresseur, dont le territoire était épargné par la guerre. J’ai eu de la chance, contrairement à mes pairs en Croatie, en Bosnie et au Kosovo, qui ont souffert pour la seule raison qu’ils n’étaient pas serbes, et qui ont vu leurs amis, leurs voisins, leurs familles et leurs parents se faire tuer.

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La quête d’une explication rationnelle

Alors qu’il approchait de la fin de sa vie, Srđa Popović a noté dans son journal la formule suivante : “Dans un premier temps, l’homme vit. Plus tard, il comprend ce qu’il a réellement vécu.” Cet aphorisme plein de sagesse s’applique à ma personne, avec toutefois une légère nuance : dans un premier temps, le jeune garçon vit ; plus tard, l’homme cherche à comprendre ce que le garçon a réellement vécu. Des décennies de quête m’ont montré à quel point cette tâche était complexe. J’ai lu des milliers de pages, des centaines d’excellents textes et analyses, et des douzaines de livres intelligents et bien documentés capables de tout expliquer, ou presque. Malgré tout, j’ai toujours l’impression que rien n’est vraiment intelligible. Pire encore, j’ai moi-même écrit plusieurs milliers de pages sur le meurtre de la RFSY, sur le nationalisme de la Grande Serbie, sur les crimes de guerre, sur le déni, sur le rôle joué par les intellectuels et par l’église dans la contre-révolution nationaliste, sur le révisionnisme historique, et sur des douzaines de sujets similaires. Pourtant, je continue à ressentir la même incompréhension face à l’horreur qui persiste depuis des décennies.

Je ne suis pas le seul à éprouver ce sentiment. Je le partage avec de nombreuses personnes qui ont analysé notre apocalypse avec bien plus de sérieux, de profondeur et de connaissances que moi. Pendant des années, au cours de douzaines d’interviews et d’articles, Srđa Popović avait tâché de mettre en garde contre ce qui risquait de se produire, avant d’analyser avec une précision scientifique la descente aux enfers de la société serbe. Lors de l’été 2000, il s’était exprimé à propos de certains amis de longue date qui avaient changé de camp, répandant la haine et incitant délibérément à la guerre et à la violence. “Ils ont transformé ma compréhension de la nature humaine. Il est devenu évident que les individus peuvent se métamorphoser de façon imprévisible, que les amitiés sont fragiles, et que, dans certaines conditions, les êtres humains peuvent se transformer en monstres. Je suis toujours en train de chercher à comprendre comment tout cela est possible. En vain. Je sais que certains cherchaient un accès rapide au pouvoir, que d’autres se sont laissés portés par des louanges faciles, et que d’autres encore ont été corrompus. Mais je n’arrive toujours pas à comprendre comment toute raison, tout honneur, toute décence et toute compassion peuvent disparaître.”

Si quelqu’un est capable de m’expliquer quel genre de personne se réveille un matin de 1992, sort son arme de sa cachette, accroche au-dessus de sa porte le drapeau tricolore serbe avec son quadruple ‘S’, se rend chez son voisin, le poursuit dans la boue, le force à s’agenouiller, sort sa baïonnette et massacre cet être humain qui n’est autre que son voisin, son témoin de mariage, et son ami de longue date ; si quelqu’un arrive à me l’expliquer rationnellement, à m’exposer des motifs simples, alors, il me serait plus facile de continuer à vivre.

Faruk Šehić

Le livre de Sonja Biserko, Kovanje antijugoslovenske zavere [“Naissance de la conspiration anti-yougoslave”], fournit une analyse complète de l’élite intellectuelle et de la question nationale serbe, une chronologie des évènements entre 1966 et 2006, ainsi qu’une centaine de citations. Après un compte-rendu érudit et détaillé de la genèse du nationalisme de la Grande Serbie, développé sur près de 400 pages, l’autrice conclut de la façon suivante : “on ne peut expliquer rationnellement tout ce qui s’est produit en Serbie, non seulement lors des deux dernières décennies, mais durant tout le XXe siècle. Il n’existe aucun motif rationnel pouvant justifier le nombre de victimes des conflits balkaniques du XXe siècle qui auraient pu être épargnées, ni les années d’arrogance mégalomaniaque.” Ni les études minutieuses du Mal et de ses manifestations morbides, ni les explications rationnelles pouvant éclairer certains actes de violence politique ou idéologique, ne viendront à bout d’un résidu irrationnel défiant toute catégorisation rationnelle. Nous resterons toujours habités par une sourde inquiétude martelant sans cesse la même question : comment tout cela a-t-il été possible ?

C’est exactement ce dont parle le personnage créé par Faruk Šehić dans son roman Pregaženi čovjek [L’homme écrasé], lorsqu’il déclare : “si quelqu’un est capable de m’expliquer quel genre de personne se réveille un matin de 1992, sort son arme de sa cachette, accroche au-dessus de sa porte le drapeau tricolore serbe avec son quadruple “S”, se rend chez son voisin, le poursuit dans la boue, le force à s’agenouiller, sort sa baïonnette et massacre cet être humain qui n’est autre que son voisin, son témoin de mariage, et son ami de longue date ; si quelqu’un arrive à me l’expliquer rationnellement, à m’exposer des motifs simples, alors, il me serait plus facile de continuer à vivre. Je ne crois pas que de telles réponses existent. La science moderne, la parapsychologie, la religion, la métempsycose : rien ni personne ne possède de formule magique pour résoudre cette énigme que nous emporterons tous dans nos tombes.”

La rencontre avec le mal

Nous avons tous fait l’expérience d’une “rencontre avec le mal”, telle que décrite par Joseph Brodsky lors d’un discours prononcé en ouverture d’une cérémonie de remise de diplômes du Williams College. Une phrase simple, laconique, mais qui représente quelque chose que nous chercherons toute notre vie à comprendre. À une autre occasion, Brodsky a qualifié le système stalinien de “catastrophe anthropologique”. Cette expression s’applique également à notre cas, et pourrait très bien désigner officiellement notre ordre social. Je ne vis ni dans une démocratie, ni dans une dictature, ni dans une stabilocratie. Je vis dans une catastrophe anthropologique. Parmi tous les termes possibles pour décrire cet ordre social anomique et amorphe, ce syntagme me semble le plus approprié.

 L'Histoire, ou quelque autre puissance personnifiée des ténèbres, a infligé à mon lointain prédécesseur, ce garçon que j’étais il y a 30 ans, une rencontre avec le Mal. Plusieurs d…

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